France
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En plein conflit social, le maintien de l’ordre à la française pointé du doigt

Interpellations abusives, usage disproportionné de la violence, encerclement de foules… Alors que se multiplient ces derniers jours les manifestations spontanées contre la réforme des retraites, le débat sur les violences policières en France refait surface, alimenté par la publication de vidéos choquantes sur les réseaux sociaux.

"La détermination qui s’exprime dans la rue est en train de se transformer en colère", avait alerté le 12 mars le leader syndical Laurent Berger, espérant dissuader le gouvernement de recourir à l'article 49.3 de la Constitution.

Après le passage en force de la réforme des retraites jeudi dernier avec cette procédure sans vote à l’Assemblée nationale, les événements ont donné raison au secrétaire général de la CFDT. Après deux mois de manifestations pacifiques contre le projet du gouvernement, des rassemblements spontanés ont éclaté à travers la France, marqués par une escalade notable des incidents.

À l'aube de la neuvième journée de grève et d’action décidée par l’intersyndicale jeudi 23 mars, la tension laisse craindre de nouvelles violences alors que le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé d'importants renforts policiers.

En parallèle, les critiques fusent contre la gestion du maintien de l’ordre lors de ces récents rassemblements. L’opposition de gauche ainsi que des magistrats et des défenseurs des droits de l’Homme dénoncent une répression excessive, visant à intimider les manifestants.

Détentions arbitraires et vidéos de violences

Lundi, le Syndicat de la magistrature est monté au créneau, accusant le gouvernement d’instrumentaliser la justice. "Sur 292 gardes à vue de manifestant·es, seules neuf ont donné lieu à des poursuites pénales" après la manifestation de jeudi place de la Concorde, a-t-il déploré, fustigeant une utilisation "très abusive" de la garde à vue et rappelant que "l'autorité judiciaire n'est pas au service de la répression du mouvement social".

Selon le dernier bilan consolidé du parquet de Paris, 425 personnes ont été placées en détention provisoire lors des trois premières soirées de manifestations spontanées, alors que seulement 52 d’entre elles ont finalement fait l'objet de poursuites.

Il n’y a "pas d'interpellations injustifiées", a réagi lundi le préfet de police Laurent Nuñez, expliquant qu’il n’est pas toujours possible de matérialiser l’infraction dans le délai des 48 heures de garde à vue. "On interpelle pour des infractions qui, à nos yeux, sont constituées", a-t-il insisté.

"Il y a eu 1 200 manifestations non déclarées, il faut savoir qu'être dans une manifestation non déclarée est un délit et mérite une interpellation", a pour sa part déclaré le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. Une contre-vérité puisque la Cour de cassation a rappelé que la participation à un rassemblement non déclaré ne saurait être un motif d’arrestation.

Au cours du week-end, plusieurs vidéos devenues virales ont suscité une vive indignation quant au comportement présumé de certains policiers durant ces manifestations.

Dans l’une d’entre elles, un membre des forces de l’ordre assène un violent coup de poing au visage d’un manifestant, qui chute inanimé au sol. Un geste en apparence "inadapté", a reconnu le préfet de police, alors que le parquet de Paris a annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire.

Une autre vidéo massivement partagée montre un policier tirer au lanceur de balles de défense (LBD) en direction d’un manifestant en fuite, en proférant des insultes.

Deux exemples parmi d’autres captés par des vidéastes amateurs et des journalistes. Des comportements qui interrogent et ont même entraîné un commentaire de l’ONU. "Je suis de très près les manifestations en cours et rappelle que les manifestations pacifiques sont un droit fondamental", a alerté lundi son rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association.

#France - Je suis de très près les manifestations en cours et rappelle que les manifestations pacifiques sont un droit fondamental que les autorités doivent garantir &protéger. Les agents des forces de l’ordre doivent les faciliter et éviter tout usage excessive de la force. 🧵 pic.twitter.com/2NILUyz15M

— UN Special Rapporteur Freedom of Association (@cvoule) March 20, 2023

Retour au "schéma classique" du maintien de l’ordre

Ces débordements marquent un tournant dans le mouvement social contre la réforme des retraites après deux mois de manifestations massives et pacifiques contre le projet impopulaire du gouvernement.

Pour Christian Mouhanna, chargé de recherches au CNRS spécialiste des politiques de sécurité, ce regain de violences illustre un retour à un schéma du maintien de l’ordre finalement "assez classique". "Depuis les attentats de 2015, il y a eu un durcissement évident de la gestion du maintien de l’ordre, plus offensif et moins tourné vers la négociation. Celui-ci s’est manifesté d’abord lors des manifestations contre la loi Travail puis lors des rassemblements étudiants contre Parcoursup, avant de se cristalliser lors du mouvement des Gilets jaunes", rappelle-t-il.

"Bien sûr, il est plus dur de gérer des mouvements sans organisateurs identifiés mais les autorités ont tendance à minimiser les débordements policiers lorsqu’ils se produisent, ce qui a pour effet d’encourager les éléments les plus répressifs au sein des forces de l’ordre."

Tactiques policières décriées

Au cours des dernières années, la gestion du maintien de l’ordre à la française a suscité d'intenses débats dans l’Hexagone, notamment sur l’utilisation du LBD, interdit dans de nombreux pays car jugé trop dangereux. Le retrait de cette arme avait été demandé en 2017 par le défenseur des droits mais rejeté deux ans plus tard par le Conseil d'État.

Les vidéos publiées ces derniers jours ont également relancé le débat sur les "nasses", une pratique consistant à bloquer des manifestants dans un périmètre. En 2021, le Conseil d’État avait sévèrement critiqué cette technique, jugeant qu’elle pouvait constituer une entrave importante à la liberté de manifestation.

"Cette stratégie crispe tout le monde car elle empêche la fluidité des mouvements de foules et constitue bien souvent un facteur d’aggravation", analyse Christian Mouhanna. "Elle est souvent utilisée comme une arme préventive très discutable. Comment expliquer qu’elle n’ait pas été employée lors des énormes mobilisations syndicales mais plusieurs fois ces derniers jours lors de manifestations rassemblant seulement quelques milliers de personnes ? On voit bien qu’elle est utilisée pour impressionner."

Enfin, le scandale suscité par la vidéo du policier assénant un coup de poing au visage donne une image peu reluisante de l’action des Brigades de répression de l'action violente motorisées (Brav-M), créées début 2019 dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes et dont les méthodes avaient alors fait l’objet de nombreuses polémiques. Des critiques d’autant plus vives que ces méthodes rappellent celles des "voltigeurs", une brigade dissoute en 1986 après la mort de Malik Oussekine.

Ces unités, composées en partie de forces issues de brigades anticriminalité (BAC), ne sont pas permanentes, intervenant de manière ponctuelle lors de manifestations. "Ces policiers ne sont pas des professionnels du maintien de l’ordre, et leurs actions génèrent parfois de fortes tensions, y compris avec les CRS et les gendarmes mobiles qui sont eux les vrais spécialistes du domaine", affirme Christian Mouhanna.

Les JO en ligne de mire

Cette vive polémique quant à la gestion sécuritaire des mouvements sociaux intervient alors que la France se prépare à accueillir deux événements sportifs majeurs : la Coupe du monde de rugby à l’automne 2023 puis les Jeux olympiques de Paris durant l’été 2024. Or le monde du sport, lui non plus, n’échappe pas aux critiques sur la gestion du maintien de l’ordre.

Le mois dernier a ainsi été publié un rapport indépendant accablant sur les débordements lors de la finale de la Ligue des champions de mai 2022 au Stade de France, en banlieue parisienne. Il fustige l’approche sécuritaire de la police française et notamment l'utilisation de gaz lacrymogènes et de sprays au poivre, qui "n’ont pas leur place dans une fête du football". De quoi inciter le gouvernement à revoir sa copie sécuritaire, au risque de laisser son image se dégrader à l’international.