France
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Erri de Luca : « les Italiens ont oublié qu’eux aussi ont été des immigrés »

Napolitain issu d’un quartier défavorisé, ouvrier, militant d’extrême gauche, convoyeur humanitaire... Tout au long de ses mille vies, l’écrivain italien Erri De Luca s’est toujours intéressé à « l’autre ». Pour lui, l’arrivée au pouvoir de Fratelli d’Italia et de ses idées est le symptôme d’une amnésie italienne.

Charlie Hebdo : Comment interpréter les résultats des élections législatives ? Les Italiens adhèrent-ils en majorité aux thèses racistes de Fratelli d’Italia ?

Erri De Luca : Avant tout, Fratelli d’Italia était le seul parti qui n’a pas participé aux différentes coalitions de gouvernement. C’est ce qui l’a avantagé. Et puis nous avons un système qui récompense les alliances électorales, en leur accordant beaucoup plus de sièges. Et enfin, contrairement à la France, ils ont pu s’allier avec la droite modérée. Mais il est évident que la droite alimente la peur de l’immigré. Même si le taux de criminalité a baissé en Italie, la droite qui, avec Berlusconi, possède des chaînes de télévision augmente la perception du danger, en mettant en avant les faits divers concernant les immigrés. Les Italiens sont-ils racistes ? Il faut bien comprendre que le racisme est profondément lâche. Il a non seulement besoin d’être « plusieurs contre un », mais en plus il a besoin de jouir de la protection et de l’impunité. Il a donc besoin d’être encouragé. Ce qui fait qu’en Italie, quand le chef de la Ligue était au ministère de l’Intérieur, les agressions contre les immigrés se sont multipliées. Mais dès qu’il a été démis de ses fonctions, avec le changement de gouvernement et de majorité, elles ont diminué. Il n’y a donc pas un racisme installé. D’autant plus qu’en Italie il n’y a pas une aversion particulière pour l’islam. D’une part parce que, chez nous, il n’y a pas eu de crimes terroristes commis en son nom. Et d’autre part parce que les autorités religieuses musulmanes ne sont pas visibles dans le débat public.

Où en est l’Italie avec son histoire coloniale ?

Contrairement à d’autres pays, il n’y a pas de nostalgie coloniale en Italie. Notamment parce que cette histoire est beaucoup plus récente que celle de la France. Le début de la colonisation, en Italie, date des années 1900. Ça a d’ailleurs alimenté la propagande fasciste, la fameuse « place au soleil » [selon laquelle l’Italie était une nation « prolétaire », à laquelle les autres pays « nantis » avaient refusé sa part du gâteau, ndlr]. Mais nous n’avons pas fait le travail de mémoire. Le volet criminel des occupations – les massacres, les atrocités commises contre les populations – reste peu connu. Et largement censuré dans les manuels scolaires. Nous avons encore des rues et des monuments dédiés aux généraux qui ont organisé les massacres des populations civiles sans défense. Nous avons occulté tout cela. En revanche, même si le pouvoir fasciste a suivi le comportement colonial des autres États européens, proclamant la supériorité de la race blanche, tout cela était loin de nous. Nous étions un peuple d’émigrants. L’immigration étrangère est très récente en Italie. Elle date de la fin des années 1980.

Vous aviez un racisme plus intérieur…

En France, on nous voit comme des « Ritals », sans distinction entre le sud et le nord de l’Italie. Mais dans ce pays, il y a toujours eu une fracture très nette. Lorsque j’étais ouvrier à Turin, devant la maison où je vivais, il y avait une pancarte disant « Nous ne louons pas aux Napolitains ». On trouvait les mêmes affiches anti-Méridionaux devant les bars, par exemple. On nous appelait les terroni [« les culs-terreux », ndlr], c’est-à-dire ceux qui venaient de la campagne, de la terre. En ce qui me concerne, ce racisme, que j’ai vécu en quittant ma région natale, a suscité en moi une fierté d’être du Sud que je n’avais pas auparavant. Ça m’a rapproché de mes racines. Et ça m’a renforcé.

Comment un peuple d’émigrés, qui a subi le racisme à l’étranger, peut-il accepter les discours anti-immigrés qu’on entend aujourd’hui chez Fratelli d’Italia ?

De la manière la plus banale qui soit : en oubliant qu’ils ont été des immigrés quelques décennies plus tôt. Ils ont passé l’éponge sur le passé, comme le font tous ceux qui ont amélioré leur situation économique et sociale. Mais malgré ce manque d’identification, il faut rappeler qu’il existe, en Italie, une vaste communauté de bénévoles qui font tout leur possible et s’engagent dans l’accueil, l’éducation et l’administratif pour obtenir ce qui est légitimement dû au demandeur d’asile. Ils accomplissent un formidable travail de substitution pour pallier ce que l’État ne couvre pas. Par exemple, il existe une petite fondation, portant mon nom, qui distribue chaque année une dizaine de bourses à des étudiants immigrés en Italie. Et la communauté de Sant’Egidio de Naples suit et accompagne ces jeunes au quotidien.

Justement, comment ont été vécues les arrivées d’exilés sur les côtes italiennes dans les années 2010 ?

Deux sociétés se sont clairement opposées et affrontées, sur des questions fondamentales d’humanité. Il y a eu évidemment ces ONG et ces volontaires italiens qui se sont engagés pour le sauvetage en mer et aux frontières. Et ceux qui ont laissé les gens se noyer par défaut de sauvetage, qui ont voté des lois punissant les pêcheurs venant en aide aux naufragés, les accusant d’aide à l’immigration clandestine et les menaçant de saisir leurs bateaux. J’ai fait partie de la première. J’ai été en Méditerranée au large des côtes libyennes sur le navire de Médecins sans frontières. J’ai pu participer au sauvetage de plus de 800 personnes. Le gouvernement de l’époque a tout fait pour nous empêcher d’agir. Ils nous appelaient les « taxis de la mer ». Les pouvoirs publics parlent d’« urgence », s’agissant de ces flux migratoires. Mais en réalité, c’est un phénomène régulier qui dure depuis des décennies. Mais en les qualifiant d’« urgence », ça autorise les abus et les dénis des droits internationaux.

En quoi la Ligue, Matteo Salvini et leurs discours antiétrangers ont pu influencer l’opinion publique ?

Ils ont mené une intense propagande. Lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, le chef de la Ligue a commis des abus continus, reconnus et poursuivis par la justice européenne, d’ailleurs. Cette propagande n’a rien résolu, au contraire, elle a fragilisé l’État. Au lieu de vouloir supprimer ces flux migratoires, il fallait au contraire les organiser. Aujourd’hui, pendant que Fratelli d’Italia parle de blocus naval, tout en sachant qu’il est contraire au droit maritime dans les eaux internationales, tous les secteurs économiques souffrent d’un manque de main-d’œuvre en Italie. La Région des Pouilles, par exemple, a dû faire appel à du personnel médical cubain pour ses services de santé.

L’Église a une grande influence en Italie. Quelle est sa position sur ce thème des réfugiés ?

Le pape François s’est toujours engagé sur cette question de l’immigration. D’ailleurs, sa première visite en tant que pontife s’est faite à Lampedusa. Sans être suivi par les autorités italiennes. Depuis, il n’a cessé d’encourager l’Église à pratiquer la solidarité avec les plus pauvres et les plus démunis. Il a nommé des cardinaux issus de communautés marginalisées.

À votre avis, à quoi va ressembler l’Italie de demain, dirigée par Giorgia Meloni ?

À une caricature de la présidence Trump, avec en prime la méfiance de l’Europe envers l’Italie. Au moins, la coalition des droites n’a-t-elle pas les deux tiers au Parlement, ce qui fait qu’elle ne sera pas en mesure de modifier la Constitution. C’est vraiment le seul soulagement de ce bien triste automne. •

Propos recueillis par Ava Roussel