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Essai. Guillaume Vallet, le corps de simple outil à ressource du capital 

Salles et magasins de sport, boutiques de nutrition, exhibitions de corps musclés sur les réseaux sociaux… Dans les pays occidentaux, la production du muscle mobilise d’importants moyens et occupe une nébuleuse d’acteurs. Maître de conférences en sciences économiques à l’université Grenoble-Alpes, Guillaume Vallet est également culturiste. Dans son dernier ouvrage, « la Fabrique du muscle », il analyse la fascination pour cette « production de matière » et l’étudie comme un véritable travail de l’individu sur lui-même.

En plus d’être maître de conférences en sciences économiques, vous pratiquez vous-même le culturisme. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire une critique de la « fabrique du muscle » ?

En tant que pratiquant, ce sport me semblait posséder une dimension « extrême », jusqu’au-boutiste, qui me paraissait intéressante à décrypter, car nous vivons dans un monde valorisant la performance, la beauté, la perfection, l’apparence de la santé… Je souhaitais analyser la question de la masculinité associée à cette pratique. J’ai cherché à comprendre pourquoi ce « rapport au corps » est devenu une pratique de masse aujourd’hui, et quel lien il entretient avec le système capitaliste dans lequel nous vivons. Nous vivons dans ce que j’appelle le « capitalisme des vulnérabilités », marqué socialement par des peurs et de l’incertitude, et caractérisé techniquement par le pouvoir de la technologie. Cela incite des individus à considérer que leur salut passerait par la production d’un « hypercorps », ce qui crée de nouveaux espaces d’accumulation du capital : coaching, salles de sport, produits nutritionnels, firmes globales produisant des équipements sportifs, réseaux sociaux, etc.

Dans notre monde incertain, ce que vous nommez la « production du corps » occupe désormais une place considérable. Quand cette histoire a-t-elle débuté ?

La fascination pour le corps n’est pas nouvelle. Dès l’Antiquité, on constate des pratiques qui valorisent le corps, en lui associant l’idée de beauté et de performance. Mais je considère que le capitalisme qui émerge et se diffuse mondialement au cours du XIX e siècle marque une rupture. Désormais, en lien avec les progrès scientifiques, on découvre les potentiels du corps et l’idée de l’augmenter, de l’améliorer, de le rendre plus fort. Désormais, dans le système de production actuel, le corps a cessé d’être un simple outil : il est devenu une ressource potentiellement valorisable en capital sur des marchés divers, que ce soit celui du travail ou de la séduction. Le sport moderne, qui incarne selon moi un produit du capitalisme, exacerbe cette dimension tout en canalisant les individus. Il participe à ce mouvement en créant de nouveaux espaces d’accumulation du capital.

Pourquoi les individus sont-ils de plus en plus nombreux à désirer un corps musclé ?

L’individu est de plus en plus renvoyé à lui-même, sommé de se construire par ses actions. Cela ne signifie pas qu’il n’existe plus de collectifs, mais c’est à l’individu de choisir ses groupes de référence. Dans ce contexte, l’individu se tourne vers son corps en le considérant comme une ressource clé pour exister, car il possède directement cette ressource – contrairement à l’argent – et jouit d’une liberté apparente pour en faire quelque chose. D’où la valorisation du modèle de l’entrepreneur, qui inclut le sportif, car il apparaît comme celui qui s’est « construit seul ». Par ailleurs, nous donnons de l’importance à la santé, et à l’apparence de la santé. Notre système économique fonctionne sur l’idée d’investir dans le capital humain, ainsi que sur la présentation de soi dans les interactions. Dans le « capitalisme des vulnérabilités », avoir l’apparence d’un corps sain et en pleine santé pour donner une image positive de soi est devenu déterminant. Il y a donc un lien avec le positionnement des individus sur le marché du travail, car la production du corps selon les normes attendues permet soit de compenser un travail professionnel défaillant – le corps devient alors un objet à construire et qui fait sens, par rapport au travail professionnel qui ne l’est pas –, soit de mieux valoriser le positionnement existant sur le marché du travail. Des cadres culturistes m’ont confié que leur corps musclé leur permet de mieux se situer dans leur activité par la confiance associée, qui devient alors « monnayable ». De plus, le capitalisme actuel est marqué par l’importance des services, par définition « immatériels ». Cela signifie que des individus ont besoin de produire du « visible », et le développement du corps en fait partie. Ce n’est donc pas qu’une question de rapports de classes sociales ou de niveau de diplôme. Des individus qualifiés travaillant dans les services peuvent ressentir ce besoin de production matérielle via le corps. In fine, la production du corps nous montre selon moi que les individus considèrent toujours le travail comme central dans leur vie. Ils ne le rejettent pas par principe, mais ils veulent choisir le travail qu’ils effectuent.

Quel est le rôle des réseaux sociaux ?

Le « capitalisme des vulnérabilités » est marqué par une économie de plateforme qui donne de l’importance aux technologies « connectées ». Non seulement on peut « améliorer » son corps grâce à celles-ci, mais les technologies des réseaux sociaux nous incitent à projeter en permanence nos actions, au sein d’une culture de l’image et de l’immédiateté. Le corps est alors placé au cœur du processus, avec l’idée de le mettre en scène pour envoyer un message aux autres, et en espérer une valorisation sociale. Cela résonne avec le modèle de l’entrepreneur : les réseaux sociaux valorisent l’image des influenceurs, qui apparaissent comme des entrepreneurs. Ces derniers « réussissent » grâce à la diffusion de leurs actions sur les plateformes. Ainsi se diffuse la croyance que n’importe qui peut « devenir quelqu’un » par la publication de sa vie sur les réseaux sociaux. Dans ce cadre, celle ou celui qui met en scène son corps via les réseaux apparaît comme ayant réussi pour un coût d’entrée relativement faible. Même si, bien entendu, le système est bien plus complexe.

Les culturistes n’appréhendent pas leur travail de « production du corps » de la même manière selon qu’ils appartiennent aux classes populaires ou aux classes les plus instruites et aisées de la société. Qu’est-ce qui différencie ces pratiquants ?

Des sociologues comme Pierre Bourdieu l’ont montré : on peut distinguer des pratiques sportives de classe. Les classes populaires semblent statistiquement davantage attirées par les sports de contacts direct, et de production de corps « forts ». Le corps peut être considéré par ses membres comme la première ressource directement accessible, contrairement à d’autres formes de capital. En outre, le travail du corps leur « parle » davantage que le travail professionnel, qui ne fait pas sens. D’où l’attrait pour le bodybuilding par exemple. Mais cette vision me paraît réductrice, car aujourd’hui, dans le « capitalisme des vulnérabilités », chacun est sommé de s’entreprendre pour s’en sortir par soi-même. Le processus de fragilisation, réelle ou ressentie, touche même les plus qualifiés, ce qui les incite à « entreprendre leur corps ». Ce processus demeure marqué par des inégalités, car tout le monde n’a pas les mêmes chances de « réussir » son projet de développement corporel. Cela est d’autant plus frustrant que les individus ont l’impression que « tout est possible, tout est à portée de main » à condition de le vouloir. Il peut donc y avoir des sentiments d’échec et de culpabilisation individuels, tout comme le développement de stigmatisation sociale. Le corps obèse, par exemple, est présenté comme le reflet d’un laisser-aller qu’il faudrait condamner.

Cette quête planétaire du muscle marque-t-elle le triomphe de l’éthique protestante du travail sur les corps ?

Oui, je le pense. Ce travail est toujours « sacré » ; c’est son sens qui change. Nous vivons toujours avec la croyance que c’est par nos propres efforts ici-bas que l’on s’en sortira, et que le travail serait le meilleur moyen d’y parvenir.

Culturisme et individualisme sont-ils synonymes ?

En partie seulement, car si la production du corps associée relève bien d’un projet personnel marqué par une forme d’individualisme, elle s’inscrit aussi dans des normes sociales, dans des collectifs, et dans un rapport aux autres structurant. Le fabricant épouse une histoire collective qui le précède, lui survivra, et qui le dépasse. De plus, en lien avec ce que j’ai souligné, même si les pratiquants disent pratiquer « pour eux », ce qui est vrai car ce type de sport renvoie vraiment l’individu à lui-même, ils ont besoin des autres pour valoriser leur capital corporel : validation sur le marché symbolique des « signes » sur les réseaux sociaux, valorisation sur le marché du travail, validation de la communauté de référence…

Dans votre livre, vous expliquez que le contrôle excessif de son corps peut se révéler aliénant pour les individus. Selon vous, existe-t-il néanmoins une « production du corps » qui puisse se révéler émancipatrice, voire progressiste ?

Oui. Je pense que le sport en soi est formidable, c’est même son trait ontologique premier pour moi. Mais son utilisation pour des raisons mercantiles peut le pervertir. C’est la même chose pour les individus. Comme pour tout projet de vie, je pense qu’il est nécessaire de parvenir à déterminer un équilibre entre les différentes sphères de l’existence et les types de capitaux que l’on possède. Le sport est libérateur s’il est associé à une intégration professionnelle, amicale et surtout familiale. Le problème potentiel est que les normes sociales actuelles nous poussent tellement à « vouloir exister » que l’on peut concevoir le sport comme la seule voie de salut. Dans ce cas, le risque se transforme en incertitude, et l’individu a des chances de se perdre dans son projet de développement corporel.