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Expositions : l’Ouzbékistan, un millefeuille de civilisations

Avec ses murs fissurés et ses peintures défraîchies, les locaux de l’Institut d’archéologie de Samarcande ne payent pas de mine, mais ils recèlent des trésors qui, eux aussi, cachent bien leur jeu. À première vue, ce ne sont que des panneaux de bois calcinés, posés à plat et protégés d’un film plastique. Il faut les examiner attentivement pour voir émerger du relief noirci la déesse Nana, assise sur un lion, brandissant un sceptre et une massue à tête de poisson.

Autour d’elle, une cohorte de musiciens, de prêtres zoroastriens, de marchands et de nobles s’avancent, les bras chargés d’offrandes. Tous sont venus se refaire une beauté avant leur présentation, en grande pompe, au musée du Louvre, à l’occasion de l’exposition « Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan » (1).

Ces six panneaux sculptés proviennent des fouilles de Kafir Kala, la résidence secondaire des souverains de Samarcande. Le chantier est mené par des archéologues japonais et ouzbeks, mais c’est à une Française missionnée par le Louvre, Delphine Elie-Lefebvre, qu’a été confié le soin de restaurer ces vestiges d’une extrême fragilité. « Le charbon de bois mesure, à certains endroits, à peine 5 mm d’épaisseur, le moindre choc peut le fissurer », explique cette professionnelle aguerrie qui a mis au point un procédé complexe de moules 3D, de coussins et de mousse pour extraire les panneaux du sol sans encombres.

Un gouvernement plus sensible aux questions culturelles

Il a fallu un concours de circonstances exceptionnel pour que ces boiseries de la première moitié du VIe siècle parviennent jusqu’à nous. Lors de l’incendie du palais, sans doute au moment de la conquête de Samarcande par les armées arabo-musulmanes en 712, cette porte monumentale en orme est tombée face contre terre et a continué de brûler sous les débris, à petit feu.

« Cette combustion lente, presque sans oxygène, l’a protégée des attaques des insectes et des champignons », se réjouit Delphine Elie-Lefebvre, qui a également redonné son éclat à la porte du mausolée de Timour (Tamerlan), abîmée par six siècles de passage des fidèles. Chaque mission a donné lieu à un atelier constructif avec les équipes ouzbèkes et à un partage de techniques.

Expositions : l’Ouzbékistan, un millefeuille de civilisations

À Tachkent, dix restauratrices du Louvre ont travaillé sur des statues de terre cuite datant des premiers siècles de notre ère. / Cécile Jaurès

« Après leur dévoilement à Paris, ces œuvres iront rejoindre les musées ouzbeks. C’est un partenariat gagnant-gagnant entre la Fondation pour le développement de l’art et de la culture d’Ouzbékistan, qui finance les restaurations, et le Louvre qui “prête” ses équipes », explique Yannick Lintz, directrice du département des arts de l’islam au musée du Louvre et co-commissaire de l’exposition (2).

Depuis l’arrivée au pouvoir à Tachkent en 2017 d’un gouvernement plus sensible aux questions culturelles, elle constate un « tournant » en matière de conservation du patrimoine. Les personnels se professionnalisent grâce à des partenariats internationaux. D’ambitieux chantiers sont lancés : création d’un centre de restauration dans la capitale, rénovation des musées (datant souvent de la période soviétique), dont un Musée national d’art agrandi à 25 000 m2 par l’architecte japonais Tadao Ando.

3 000 objets volés dans des musées

Les prêts exceptionnels accordés au Louvre et à l’Institut du monde arabe constituent la vitrine idéale pour promouvoir le pays et développer le tourisme. « Pendant des décennies, il y avait une crainte diffuse que, si les œuvres sortaient du territoire, les Occidentaux fabriqueraient des copies et conserveraient les originaux. Heureusement, les mentalités ont évolué », salue Yannick Lintz.

Le président ouzbek Shavkat Mirzioïev a constaté que les objets n’étaient pas forcément plus en sécurité dans ses propres institutions. Il a déploré en avril dernier le vol – et parfois le remplacement par des copies – de près de 3 000 objets dans les musées depuis l’indépendance en 1991, pour un montant estimé à 322 millions d’euros ! Un inventaire numérique des collections publiques vient d’être lancé.

La plupart des pièces exposées à Paris (3) n’ont jamais quitté l’Ouzbékistan, comme la monumentale Peinture des ambassadeurs, datée du VIIe siècle. Découverte en 1965 lors de la construction d’une route près de Samarcande, cette fresque, constituée à l’origine de quatre panneaux de 11 mètres chacun, a été installée en 1980 dans un petit musée construit à proximité. Une récente opération de restauration, menée en collaboration avec une association française, a redonné ses couleurs à l’incroyable défilé des rois et dignitaires à dos d’éléphants ou de chameaux.

Autre pièce d’exception dévoilée au Louvre, le Coran de Katta Langar, l’un des plus anciens au monde, dont une grande partie des feuillets, dispersés au fil des siècles, sont aujourd’hui conservés à l’Institut d’études orientales de Saint-Pétersbourg. Les 14 pages encore présentes dans les collections ouzbèkes avaient souffert de mauvaises conditions de conservation. Il a fallu réhydrater pendant un an le parchemin craquelé et gondolé avant de presser les pages, de combler les lacunes à l’aide de papier japonais et de faire de délicates retouches à l’encre.

Le faste des cours royales au XIXe siècle

À l’Institut des beaux-arts de Tachkent, ce sont une quinzaine de statues de terre crue, datées des premiers siècles de notre ère, qui ont mobilisé dix restauratrices du Louvre. « Un travail assez classique de consolidation et de nettoyage, pour enlever les couches de résine appliquées par les restaurateurs soviétiques dans les années 1970. Mais le principal défi résidait dans la taille monumentale des œuvres et leur polychromie », explique la restauratrice Anne Liegey.

Mêlant influences grecques – depuis le passage d’Alexandre le Grand – mais aussi iraniennes, chinoises et indiennes, bouddhas, bodhisattvas, princes et guerriers aux visages expressifs témoignent du brassage culturel qu’a connu la région pendant des siècles (lire ci-dessous). « Les routes caravanières, surnommées au XIXe siècle route de la soie, étaient empruntées dès l’Antiquité », rappelle l’archéologue Rocco Rante, co-commissaire de l’exposition du Louvre.

Ces échanges fructueux ont permis le développement d’un artisanat virtuose dont l’Institut du monde arabe offre un flamboyant panorama à travers 300 textiles, bijoux et harnachements équestres. Le faste des cours royales du XIXe siècle resplendit dans un défilé de somptueux manteaux, comme ce caftan de soie et d’or de l’émir de Boukhara, soigneusement restauré dans l’atelier de la citadelle Ark, selon un savoir-faire transmis de père en fils jusqu’à nos jours. À défaut de pouvoir broder l’or, qu’elles étaient censées ternir par leur souffle, les femmes ont déployé leurs talents dans les travaux d’aiguille et la fabrication de tapis pour décorer les intérieurs.

Les fameux suzanis brodés, destinés aux dots des mariées, offre quant à eux un riche répertoire de motifs symboliques. Ici, des astres rougeoyants ; là, des arbres de vie et des entrelacs de végétaux qui nous offrent une délicieuse promenade dans les jardins de paradis.

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L’Ouzbékistan en dates

329 av. J.-C. Campagnes d’Alexandre le Grand.

250 av. J.-C. Introduction du bouddhisme par les routes caravanières.

230 apr. J.-C. Première implantation du christianisme en Asie centrale.

IIIe-Ve siècle. Invasion des Huns.

VIe siècle. Invasion des Turcs.

712. Conquête musulmane.

1220. Première incursion de Gengis Khan.

1370-1405. Règne de Timour (Tamerlan), grand conquérant, bâtisseur et mécène des arts.

1599. Création du khanat de Boukhara.

1785. Le khanat devient émirat. Au début du XIXe siècle, l’émir Shah Murad relance les artisanats d’art. Un répertoire esthétique commun est constitué pour fédérer une population composite (Ouzbeks, Arabes, Turkmènes, Afghans, Persans, Indiens…).

1868. L’empire russe impose son protectorat.

1924. Création de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan, dans les frontières géographiques actuelles.

1991. Indépendance de l’Ouzbékistan, qui sera gouverné jusqu’en 2016 par un président à la poigne de fer, Islam Karimov. Son ancien premier ministre, Shavkat Mirzioïev, lui succède.