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« Faire des choix en faveur de la planète et de la démocratie va réduire notre pouvoir d'achat » (François Lévêque)

LA TRIBUNE- La sobriété s'est imposée dans le débat politique, avec la crise énergétique. Cette notion est-elle un concept économique ?

FRANÇOIS LÉVÊQUE- Le mot est à la mode, et il sert la communication des politiques et des partis, au pouvoir comme dans l'opposition. Celle-ci entretient alors souvent la confusion entre sobriété et efficacité énergétique. Or, les deux notions sont différentes. Dans un cas, on vise à réduire un usage, dans l'autre on conserve le même niveau d'usage mais en consommant moins d'énergie et de ressources naturelles. Jusqu'à récemment, les politiques publiques portaient davantage sur l'efficacité énergétique et écologique. Pour une entreprise, un constructeur automobile par exemple, il s'agissait de produire autant de voitures en usine en consommant moins d'électricité et d'acier. Pour un ménage, cela pouvait consister à mieux isoler sa maison afin de conserver la même température en dépensant moins de kilowattheures. La sobriété, c'est différent. Politiquement, elle a été initialement portée par les écologistes qui défendent des programmes visant à consommer moins d'énergie et de ressources en produisant moins ou différemment afin de protéger la planète. Un exemple récent qui a fait débat est celui du « flygskam », ce mot suédois qui signifie « avoir honte de prendre l'avion ». Il s'agit de réduire son usage de l'avion en restant chez soi ou en y renonçant au profit du train par exemple. Dans les deux cas, c'est faire preuve de sobriété en réduisant son empreinte carbone et en acceptant une perte d'un point de vue économique, ne pas se rendre dans l'endroit désiré ou subir un temps de trajet en train plus long, voire plus coûteux si c'est un train de nuit par rapport à un vol low cost.

Dans ce cas, la sobriété ne remet-elle pas en cause le fonctionnement du marché ?

Il y a deux aspects. D'une part, la logique industrielle et commerciale qui cherche à faire croître les ventes. La consommation est dans ce cas poussée par la production. D'autre part, il y a aussi le désir, voire l'addiction, de certains consommateurs à acheter une nouvelle paire de sneakers, le dernier modèle de téléphone portable... Le marché bénéficie à la fois de la poussée de la production et de la boulimie des consommateurs. Mais on peut tout à fait imaginer un monde différent sans sortir du capitalisme où les produits consommés soient de plus grande qualité, en matière de longévité et de facilité de réparation par exemple et mieux respectueux de l'environnement, moindre pollution pour les fabriquer, par exemple. Ils seraient plus chers mais fournis par des entreprises qui verraient quand même leur chiffre d'affaires croître. Une telle demande entraînerait une modification de l'attitude des consommateurs qui préféreraient la qualité à la quantité. Il s'agirait là d'une réorientation du capitalisme qui serait différente du scénario de décroissance prôné par de nombreux écologistes.

Mais sur un marché libre, la concurrence ne pousse-t-elle pas à produire le moins cher possible parce qu'il y a des consommateurs qui veulent acheter au meilleur prix ?

Oui, il y a toujours un public qui veut acheter moins cher. La surconsommation n'est pas accessible à tous. De nombreux ménages précaires et modestes seraient heureux de pouvoir consommer davantage. Il ne s'agit pas de faire en sorte que tous les ménages réduisent leur consommation d'autant que, en raison de l'inflation, le coût de la vie augmente. Je note d'ailleurs qu'en France les politiques parlent de pouvoir d'achat, contrairement aux Anglo-saxons qui évoquent le « cost of living ». Or ce sont deux notions différentes. En France, le problème pour une majorité de ménages n'est pas de pouvoir s'acheter une paire de Nike ou un sac Gucci, pour la première fois ou un de plus, mais de faire face aux coûts de la vie qui augmentent. Dans un cas, il s'agit de toujours dépenser et acheter plus tandis que, dans l'autre, il s'agit de contenir les dépenses courantes comme le logement et l'énergie qui deviennent plus chers avec l'inflation croissante. La distinction est là aussi importante.

La mondialisation avait précisément permis de contenir le coût de la vie...

En effet, les grands gagnants de la mondialisation ont été les consommateurs des pays riches puisqu'ils achetaient davantage de produits avec le même budget grâce à la baisse des prix due à la fabrication dans des pays à bas salaires, en particulier la Chine, et à un coût du transport très faible. Ce gain est évalué à 1.000 euros par an par ménage. Aujourd'hui, avec la démondialisation, ce gain devrait s'amoindrir. Elle pèsera sur le pouvoir d'achat.

La crainte d'un monde structurellement plus cher

Dans les pays riches, c'est un changement pour les consommateurs...

Oui. L'enseigne Décathlon est un bon exemple. On y trouve des produits de qualité correcte à des prix très bas, par exemple des T-shirts à 5 euros. Mais s'ils sont conçus en France, ils sont fabriqués en Chine ou au Vietnam. Ce mécanisme est désormais grippé. Cet aspect-là de la démondialisation est peu évoqué. Arrêter d'acheter du soja brésilien, du pétrole russe, du gaz qatari pour orienter nos achats vers des pays plus respectueux de la démocratie et de l'environnement va nous couper d'une partie des approvisionnements les moins chers. Faire des choix en faveur de la planète et de la démocratie va réduire notre pouvoir d'achat.

Ce qui veut dire que la démondialisation va se recomposer entre pays qui ont non seulement des intérêts économiques communs mais également des visions du monde proches ?

C'est clair pour les pays occidentaux vis-à-vis de la Russie mais aussi de la Chine. Une minorité de consommateurs réorientent déjà leurs achats non seulement en prenant en compte l'empreinte carbone mais aussi du pays de provenance, comme on le voit avec le boycott d'enseignes travaillant en Chine, pour protester contre la répression des Ouïghours. Cette consommation politique n'est pas nouvelle, souvenons-nous du boycott des produits de l'Afrique du sud du temps de l'Apartheid. Elle se développe mais reste peu courante par manque d'information ou tropisme national. Par exemple, on se focalise en France sur les superprofits de TotalEnergies qui bénéficie de l'envolée des prix du pétrole et du gaz mais on oublie que l'on enrichit considérablement des pays dont les régimes sont corrompus et ne partagent pas nos valeurs démocratiques, comme l'Arabie saoudite et le Qatar. En réalité, la consommation d'énergies fossiles n'est pas simplement mauvaise pour la planète, elle l'est aussi dans une large mesure pour les valeurs démocratiques.

Dans ce cas, le bouclier énergétique du gouvernement est-il une bonne politique en faveur de la sobriété ?

La pertinence des mesures qu'il a prises pour amortir le choc de la flambée des prix de l'énergie, notamment des carburants et de l'électricité, auprès des consommateurs peut être interrogée. Comme ces mesures ne sont pas ciblées, la prime directe par une diminution des taxes sur le carburant bénéficie à tous les véhicules, que ce soit des Alfa Romeo, des SUV ou des véhicules diesel brinquebalants qui ont plus de 20 ans appartenant quant à eux à des gens aux revenus très modestes. C'est pareil pour l'électricité avec un tarif régulé qui bénéficie à l'ensemble des consommateurs. Ces mesures coûtent très cher. Pour 2022, elles sont estimées à 24 milliards d'euros.

Le gouvernement n'a pas voulu laisser jouer l'effet prix...

Je regrette ce type de mesures pour deux raisons. La première, c'est que si le prix augmente, un grand nombre de gens vont consommer moins. Ils vont modifier leur comportement même à la marge. Et comme il s'agit d'énergie carbonée, ce sera mieux pour la planète. La deuxième raison, c'est que lorsque l'on réduit la taxe sur les carburants ou que l'on bloque l'augmentation du prix de l'électricité, il y a des gens qui paient ces mesures car l'argent public ne tombe pas du ciel : les contribuables aujourd'hui mais aussi demain nos enfants, car une partie de ces dépenses budgétaires creusent la dette.

Politiquement, c'est un discours difficile à tenir dans un contexte de crise énergétique?

Peut-être. Mais de tels choix ne sont pas très pertinents à long terme. Prenons l'exemple d'EDF qui accumule les pertes avec le blocage du prix de l'électricité, puisqu'il achète une partie de son électricité plus chère qu'il ne la vend. Or comme EDF est détenu à 85 % par l'Etat, c'est nous tous qui payons puisque cet actif dont nous sommes propriétaires voit sa valeur diminuer. D'autre part, si la taxe sur le carburant est réduite, il faut trouver d'autres rentrées d'argent pour les caisses de l'État, donc soit augmenter d'autres impôts, soit réduire des dépenses, par exemple sur les budgets de la justice et de l'éducation, soit faire de la dette. Cette protection de tous les consommateurs d'énergie va coûter cher aux citoyens, même s'ils l'ignorent. Aux entreprises aussi car elles payent des impôts et les impôts de production ne vont pas baisser aussi vite que souhaité.

Précisément, qu'est-ce que la sobriété peut signifier pour les entreprises ? Ne sont-elles pas censées produire à moindre coût pour rester compétitives ?

Le gouvernement exige des entreprises qu'elles réduisent leur consommation d'énergie de 10% sur un temps très court. Depuis des années, les efforts qu'elles ont fait en matière d'efficacité énergétique ont été spectaculaires. Pour réduire rapidement leur consommation d'énergie, le risque est qu'elles produisent moins. Car la sobriété, je le répète, ce n'est pas produire autant en consommant moins d'énergie. Ça, c'est l'efficacité énergétique. C'est acheter moins d'énergie parce que je vais produire moins de voitures, moins de ciment, moins d'acier. Donc la sobriété peut entraîner des pertes de recettes, voire la fermeture de capacités de production du fait de moindres économies d'échelle.

Une politique de sobriété dans la consommation telle que défendue par le gouvernement ne devrait-elle pas s'accompagner d'un effort d'information ?

Oui, je pense qu'il faut de meilleures politiques en matière d'information pour réduire l'ignorance des consommateurs, qu'ils se laissent moins prendre dans les pièges du marketing. Éduquer et former, ce n'est pas infantiliser.

Par exemple, le nutri-score permet-il d'améliorer le choix alimentaire ?

Oui, même si je ne suis pas sûr que cela réduise significativement l'ignorance des consommateurs, mais c'est une façon de présenter l'information. Il faut tenir compte des incapacités du consommateur à accéder à l'information mais aussi à la comprendre. Certaines normes édictées sur les étiquettes par des bureaucrates sont illisibles car elles sont trop techniques. Il serait utile de s'appuyer sur les résultats de l'économie comportementale qui tient compte des biais des consommateurs, de leurs faiblesses et de leurs capacités cognitives limitées, ne serait-ce qu'à cause du temps limité dont nous disposons pour traiter les informations.

Il est vrai que consommer prend du temps, c'est une dimension que l'on tend à négliger ?

Du temps oui, parce qu'il faut s'informer pour savoir quel est le meilleur produit : quelle voiture ? Quel téléphone ? Quel fournisseur d'accès à Internet ? Après le coût de recherche d'information, il faut passer la commande et encore dans le cas général aller chercher le produit. Par exemple, quand j'achète un billet pour une pièce de théâtre ou un concert, je n'ai pas encore consommé. C'est dans un deuxième temps que je consomme quand j'assiste 2 heures au spectacle. Donc il faut consommer du temps avant d'acheter et à nouveau pour bénéficier du produit. Par exemple, il faut en général 1 heure et demie pour un concert de musique classique, etc. Et, évidemment, pour consommer, il faut de l'argent, et pour en avoir, il faut travailler de longues heures. Il faut partir de là pour analyser le temps de consommation. On s'aperçoit alors qu'il y a des biens qui réclament beaucoup plus de temps que d'autres. De même, certaines activités réclament plus de consommation que d'autres. Par exemple, pour le même prix, je peux acheter un livre de poche ou un repas chez McDo. Or je vais consommer le repas au McDo en 15 minutes alors que la lecture du livre prendra 7 heures. Et comme on ne vit que 24 heures par jour, le temps est donc une limite à la consommation. Si on l'oriente vers des biens qui réclament plus de temps, on va consommer moins, toutes choses égales par ailleurs. Une façon d'être sobre, c'est-à-dire de réduire sa consommation globale, c'est d'acheter des biens qui réclament beaucoup de temps comme lire des livres, assister à un match de foot ou regarder un film, ou bricoler. Comme cette consommation est intensive en temps, il restera moins de temps pour consommer. C'est la première orientation. La deuxième, c'est qu'on a une partie de nos activités qui réclament peu de consommation. Par exemple, faire réviser les devoirs à nos enfants, avoir des amis si on veut cultiver l'amitié, s'occuper de ses parents âgés, ou encore agir dans une association. Il n'y a pas besoin de beaucoup de consommation associée. Et donc si on modifie notre emploi du temps vers des activités qui sont associées à peu de consommation, là encore, on va être plus sobre indirectement.

Cela relève d'une révolution culturelle ?

Présenté comme ça, cela ne semble pas si difficile. Mais ça peut l'être car paradoxalement il nous est proposé sans cesse aujourd'hui des façons d'économiser du temps de consommation. Par exemple, je ne vais plus chercher à manger ou faire des courses, parce que ça prend 1 heure, mais je commande un hamburger qu'un livreur va m'apporter. Or, toutes choses égales par ailleurs, cela permet de consommer plus puisqu'on a plus de temps.

Propos recueillis par Robert Jules

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Dernier ouvrage publié par François Lévêque : « Les entreprises hyperpuissantes - Géants et Titans : la fin du modèle global ? », éditions Odile Jacob, avril 2021.