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« Fin de partie » : Clov et Hamm, ennemis inséparables au théâtre de l’Atelier à Paris

Il est là, les pieds ancrés dans le sol, le corps tanguant légèrement, les bras ballants, le regard éperdu, la bouche scellée. Dans cette pièce aux deux fenêtres trop hautes, aux murs dénudés, encombrée de deux futs en métal et d’un fauteuil recouverts de draps blancs, cet homme semble en suspens. Les mots viendront, sans impatience, ce silence est nourricier. Les voici. « Fini. C’est fini. Ça va finir. Ça va peut-être finir. » Puis : « Les grains s’ajoutent aux grains, un à un et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. »

Avec cette modulation de la voix si particulière, ce corps incroyablement plastique, Denis Lavant prouve une fois encore qu’il est un acteur d’une intensité rare. Samuel Beckett a trouvé son passeur de mots, ces mots qui tombent un à un comme des gouttes d’une pluie drue pour dire toute l’absurdité d’une existence qui ne veut pas finir, celle de Clov.

Les dernières lucioles d’une vie

Frédéric Leidgens émerge de sous les draps. Il est Hamm. Lunettes noires sur des yeux aveugles, un bonnet vert, une couverture sur les genoux, un sifflet autour du cou, il ne bougera jamais de son fauteuil aux grandes roues. Seules ses longues mains voleront tout autour de lui comme pour tenter d’attraper les dernières lucioles d’une vie qui, elle non plus, ne veut pas s’achever.

Sa prestation est de haute tenue à l’égal de son complice de scène. L’un et l’autre, dirigés avec beaucoup de sensibilité par Jacques Osinski, font vibrer à l’unisson le texte si mystérieusement beau de Samuel Beckett écrit en 1957 quatre ans après En attendant Godot. Le metteur en scène avait déjà monté trois pièces du dramaturge irlandais, Prix Nobel de littérature, avec Denis Lavant – Cap au pire, La Dernière Bande et L’Image. Frédéric Leidgens les rejoint pour cette quatrième traversée d’une œuvre aussi puissante que mélancolique.

Condamnés à vivre ensemble dans un espace réduit à leurs deux corps malmenés, ils se cognent contre leur terrible solitude et un avenir confisqué. L’un paralysé, l’autre claudicant. L’un bavard, l’autre taiseux. Les jours se suivent, les histoires s’égrènent, toujours les mêmes, les gestes aussi, immuables. Hamm siffle et Clov apparaît. Hamm ordonne et Clov exécute. Il déplie l’escabeau, monte les quelques marches de bois pour ne regarder que le vide qui s’étend derrière les rideaux, il en redescend, le replie et le redéplie devant l’autre fenêtre.

Les « maudits progéniteurs »

Deux autres personnages partagent cet espace exigu et gris (« noir clair » dit Clov). Nagg et Nell incarnés par les merveilleux Peter Bonke et Claudine Delvaux. Tels de pauvres diables, ils surgissent de leur poubelle, le couvercle posé sur leur tête. Ce sont les « maudits progéniteurs », les « fornicateurs », comme les appelle Hamm. Ses parents qui résistent à la mort. Eux aussi. « Pourquoi m’as-tu fait ? », demande Hamm à son père. « Je ne savais pas que ce serait toi », lui répond-il. Entre eux, du ressentiment sûrement, de l’affection sans doute. « J’espère que je vivrai jusque-là pour t’entendre m’appeler comme lorsque tu étais petit et avais peur dans la nuit et que j’étais ton seul espoir », dit Nagg.

Tout l’art de Beckett tient dans cet équilibre sur le fil des sentiments entre cruauté et tendresse. De même, ses dialogues affûtés oscillent continuellement entre le tragique et le comique comme pour désamorcer la noirceur alentour. Mais le sourire qu’ils nous arrachent parfois se fait la gorge nouée. C’est notre pauvre condition humaine que Beckett nous donne à voir, réduite à des corps exténués, des esprits claustrés.

Des rais de compassion

Pourtant de cette détresse sourdent par de menus interstices des rais de compassion, fragiles. Au-delà de leur détestation, Clov et Hamm s’aiment, à leur façon vacillante, un amour nourri par l’habitude qu’ils ont l’un de l’autre, par la peur encore plus grande de finir seuls. Si Clov est le valet de Hamm, il est peut-être aussi cet enfant qu’il a un jour recueilli. Beckett laisse planer le doute. Comme on ne saura pas vraiment si le départ tant souhaité de Clov aboutira. « Je te quitte », répète-t-il comme une supplique tout au long de ce terrible huis clos.

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« Fin de partie », jouée de tout temps

Parmi les très nombreuses adaptations :

Roger Blin crée pour la première fois Fin de partie en français au Royal Court Theatre à Londres, le 1er avril 1957. Il joue lui-même Hamm, Jean Martin, Clov, Georges Adet, Nagg et Christine Tsingos, Nell. La pièce sera reprise peu après à Paris.

Le Belge Armand Delcampe dirige, en 1995, deux formidables acteurs : Michel Bouquet (Hamm) et Rufus (Clov). Ils sont accompagnés de Juliette Carré (Nell) et Marcel Cuvelier (Nagg).

L’immense metteur en scène Alain Françon signera une Fin de partie mémorable en 2011, en confiant les rôles de Clov à Jean-Quentin Châtelain, Hamm à Serge Merlin, Nagg à Michel Robin et Nell à Isabelle Sadoyan.