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Fin de vie : « Une fraternité de mort cohabiterait avec une fraternité de vie ? »

Pouvons-nous interpréter la notion de fraternité à notre guise comme si, au fond, rien ni personne ne précédait le sens que chacun doit pouvoir lui donner ; comme si le sens était disponible de manière indifférente ? Ainsi une fraternité de mort (aidons-nous les uns les autres à nous tuer) cohabiterait avec une fraternité de vie (aidons-nous les uns les autres à vivre) dans une société qui en organiserait les pratiques.

C’est cela qu’affirme tranquillement et sans aucune justification l’avis 139 du CCNE. Et nous n’y verrions aucune incohérence ? Il y aurait une solidarité dans le fait de nous aider les uns les autres à nous tuer et garantir l’exercice de cette solidarité serait aujourd’hui une urgence sociale, voir un devoir d’humanité au pays des droits de l’homme ? Ces questions doivent nous tarauder comme humains, comme chrétiens, comme citoyens. Et l’équivocité du concept doit nous alerter car l’enjeu est l’homme, tout l’homme et tout homme, sujet de la fraternité.

Un discours dominant

Réveillons-nous ! Réveillons nos consciences qu’un discours dominant anesthésie en façonnant les hommes et les femmes que nous sommes sur le modèle de l’individu puissant, possédant et jouissant d’une liberté sans mesure. Un être humain exclusivement défini par son autonomie : le discours séduirait s’il n’était renvoyé à son insignifiance et à son inconséquence à la fois par la raison et par l’expérience concrète.

Nous faisons tous les jours l’expérience de notre interdépendance. Si vraiment nous sommes « doués de raison et de conscience » (DUDH 1948, art. 1), nous ne pouvons abandonner « l’esprit de fraternité » (DUDH, art. 1) à cette vision libérale et à ce qu’elle dit de l’humanité. En nous appuyant sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont le pape Jean-Paul II disait qu’elle était l’une des expressions les plus hautes de la conscience humaine, rappelons-nous que les droits doivent se fonder sur une exigence d’humanité, sur du commun qui nous relie les uns aux autres et non sur les désirs individuels.

Humains au-delà de l’individu

Au creux de notre humanité, incarnée singulièrement en chaque femme, chaque homme, quelque chose résiste à réduire l’individu à son propre vouloir pour lui-même. Nous sommes plus que cela parce que nous le sommes ensemble et appelés à le devenir ensemble, « avec et pour les autres » disait Ricœur. L’expérience humaine vérifie ce que la pensée tente d’énoncer sur l’humain : il y a quelque chose qui tressaille en nous quand l’humanité est menacée. Et ce quelque chose nous précède et nous constitue comme humain.

Ce message éthique inscrit en nous est au fondement de la fraternité. Il exige du nous social qu’il lui donne un contenu concret d’attention, de douceur, de secours et d’option préférentielle pour le plus vulnérable, celui qui ne saura ou ne pourra pas dire non au « droit » qu’on lui accordera d’être mis à mort. Cette exigence d’humanité donne une fin, un sens, à la fraternité. Elle l’oriente, la guide. La tâche de l’éthique, c’est-à-dire notre tâche à tous, est de chercher à déchiffrer le contenu de ce message, de le faire au plus près de la réalité concrète des souffrants et, ce faisant, d’alerter sur ce qui risquerait de porter atteinte à notre commune humanité.

Pour cela l’éthique dispose des bras, des yeux, des oreilles, des consciences, des raisons et des cœurs des soignants, des aidants, des bénévoles, des familles, des aumôniers, de toute personne engagée dans la fraternité. Car c’est du dedans de l’expérience fraternelle, dans sa traversée parfois folle et tragique, que se découvre son contenu. Il se lit dans les regards et sur les corps, dans les étreintes, les pleurs, les pardons, dans le temps mystérieux qu’accorde la vie.

Un fond d’humanité commun

C’est auprès des malades et de leurs proches que ces engagés de la fraternité croisent tout ce qui fait la vie dans sa singularité, sa complexité, sa fragilité et sa force. Ils accompagnent, pas à pas, sans autre projet que celui qu’exige leur simple humanité : être présent, ne pas détourner le regard, ne pas fermer les oreilles à la plainte, prendre sa part d’humaine responsabilité vis-à-vis de celui qui est un vivant, dire « nous » avec celui qui va mourir et ainsi le reconnaître digne d’être écouté, soulagé, aimé. Écoutons-les nous dire la fraternité avec leurs bras, leurs yeux, leur fatigue, leur ténacité, leur fragilité. Et peut-être comprendrons-nous que la fraternité n’est pas une catégorie à la signification flottante et infondée dont on pourrait disposer au gré des soubresauts de l’histoire.

Notre humanité commune n’est pas vide de sens. Tout questionnement éthique qui néglige ce fond commun d’humanité court le risque de n’avoir d’autre fondement que celui qu’il se donne, obtenu par un consensus révisable et flottant.