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Frontex et ses scandales : honte à l’Union Européenne !

L’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, plus connue sous le nom de Frontex, est toujours dans la tempête. Preuves de complicité de refoulements illégaux en Grèce, rapport accablant de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) sur les pratiques internes, directeur exécutif poussé à la démission... depuis des mois, les révélations s’accumulent. Mais il y a encore plus choquant : la collaboration de l’Union européenne avec la Libye, là où les migrants sont réduits en esclavage.

Après des années de dénonciation par les ONG et de dénégations de la part de l’Union européenne, les preuves ont fini par devenir irréfutables : oui, les gardes-côtes grecs, sous le regard bienveillant des agents de Frontex, ont bien procédé à de multiples reprises à des refoulements d’immigrants illégaux vers la Turquie. En violation totale de toutes les conventions internationales existantes. Des révélations qui ont ébranlé toute l’Union européenne et qui ont coûté leur place, en avril dernier, au directeur exécutif et à son directeur de cabinet, Fabrice Leggeri et Thibauld de La Haye Jousselin, tous deux français. Mais, selon les spécialistes du sujet, ces pushbacks en Grèce ne seraient que l’arbre qui cache la forêt. « En mer Égée, entre la Turquie et la Grèce, la distance à parcourir est plus faible, explique Omer Shatz, avocat et directeur juridique de l’ONG Front-Lex (à ne pas confondre avec Frontex). La surface à surveiller, pour les ONG, est plus réduite qu’en mer Méditerranée. Il est donc beaucoup plus facile pour Frontex de surveiller, et pour les ONG, de documenter tous les abus. Sans minimiser – un vrai scandale –, ce qui se passe au large des côtes libyennes est encore plus insupportable. Parce que, au-delà des refoulements illégaux, on sait parfaitement vers quoi on renvoie tous ces candidats à l’exil. »

Depuis longtemps, avant même la chute de Kadhafi, en 2011, la Libye est sur la route migratoire classique de personnes venant principalement de la Corne de l’Afrique, notamment d’Éthiopie, d’Érythrée, de Somalie, ou du Soudan, fuyant guerres civiles, massacres de masse, dictatures… Mais pour espérer rallier l’Europe, elles doivent traverser l’« ­enfer libyen ». « On parle de tortures et de viols systématiques, de réduction en esclavage, détaille Alexis Deswaef, l’un des vice-­présidents de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH). Et tout cela est filmé, transmis par WhatsApp aux familles de ces migrants détenus, qui doivent payer une rançon pour que ces atrocités s’arrêtent. » « Il y a des prix fixés selon la nationalité, ajoute Omer Shatz. Par exemple, il y a quelque temps, sur ce marché de l’horreur, un Somalien valait 10 000 dollars, un Érythréen, 15 000 dollars. Ceux dont les familles n’ont pas les moyens de payer sont tués, pour faire de la place. » Des monstruosités documentées à plusieurs reprises par des journalistes, par la mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul) et par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH). « L’Union européenne et Frontex ne peuvent pas ignorer tout cela, insiste Alexis Deswaef. Et malgré tout, ils contribuent à renvoyer des personnes vers ce pays. En droit, ça porte un nom : la complicité. »

Car, depuis le début des années 2000, l’Italie et l’Union européenne n’ont pas hésité à signer des accords de coopération, avec la Libye de Kadhafi d’abord, puis avec l’État libyen failli d’après « printemps arabe », pour faire en sorte que les migrants interceptés en mer soient renvoyés vers les côtes de Tripoli. Au mépris du droit maritime le plus élémentaire. « Il y a une règle intangible qui veut qu’on ne peut débarquer des êtres humains que dans un port dit sûr, explique Omer Shatz. Or, même sous Kadhafi, la Libye n’était pas considérée comme un port sûr. Alors que dire aujourd’hui… Il n’y a pas de Libye souveraine. Le gouvernement soutenu par l’UE contrôle une infime partie du territoire. Et ceux que vous, Européens, appelez les gardes-côtes libyens, n’existent pas. Il s’agit en fait de 6 à 12 milices, parfois rivales. Leurs agents sont qualifiés par l’ONU de « trafiquants d’êtres humains ». Ils sont payés par l’Europe pour empêcher les départs, mais sont aussi payés par d’autres pour permettre les départs. » Pendant un temps, entre octobre 2013 et ­octobre 2014, sous l’impulsion de l’opinion publique, choquée par plusieurs naufrages qui avaient fait des centaines de morts au large de Lampedusa, l’Italie a mis en place l’opération Mare Nostrum, une mission de sauvetage et de surveillance qui permettra de secourir 150 000 personnes et d’arrêter plus de 350 passeurs. Le « problème », c’est qu’une fois sauvés par les navires italiens ces rescapés doivent obligatoirement être débarqués sur le territoire européen. Or l’heure est plutôt aux barricades, à l’UE « forteresse inviolable ». Qu’à cela ne tienne, Frontex va prendre le relais et changer de politique, en s’éloignant le plus possible des côtes libyennes. « Le but est de récupérer le minimum de migrants, explique le directeur juridique de Front-Lex. Bien sûr, ils sont conscients qu’il y aura des noyés. Je n’imagine pas que l’Union européenne ait pu le souhaiter. Mais elle s’est dit qu’à force cela dissuaderait les départs. Mais ça ne fonctionne pas. »

Après des années de guerre civile, qui font suite à des décennies de dictature, la Libye est exsangue, sans aucune institution régalienne en état de fonctionner. L’UE va donc tâcher d’y remédier. « On va recréer de toutes pièces les gardes-côtes libyens, résume Alexis Deswaef. Évidemment aux frais des Européens. Et financer leur fonctionnement [91,3 millions d’euros versés en 2017, ndlr]. Ces mêmes gardes-côtes, qui, une fois qu’ils auront récupéré les candidats à l’Europe, vont les livrer – surtout les vendre – aux milices et aux centres de détention illégaux. »

Vous commencez à l’apercevoir, cette « complicité » ? Mais Frontex ne s’arrête pas là. Parce que, malgré le soutien financier européen, les Libyens manquent de moyens et d’envie de surveiller leur SAR (pour Search and Rescue, ensemble des opérations de recherche et de sauvetage). Alors l’agence européenne met à leur disposition ses moyens de surveillance aériens (drones et avions). Et leur permet de violer le droit mari­time. José ­Bena­vente et son association, Pilotes volontaires, qui survolent la Méditerranée pour repérer des embarcations en détresse, font partie des rares témoins de ces exactions. Par peur des représailles, il a longtemps hésité à parler : « En tant qu’ONG, on a subi beaucoup de pression, explique-t-il. Ça peut aller de l’inspection extrêmement méticuleuse par la direction de l’aviation civile de Malte, au lendemain d’une opération où nous avons fait pression sur sa Navy pour secourir un bateau d’exilés, jusqu’à l’Italie, qui a interdit de vol notre premier avion. Et qui nous a privés de missions pendant un an. » Mais aujourd’hui, face à l’urgence, il raconte ce qu’il a vécu depuis son Colibri en juin 2019.

« Au cours d’une patrouille, l’un des bateaux d’exilés que nous suivions, en assez bon état, a finalement pu atteindre la zone dépendant de Malte, se souvient-il. Quand un bateau de gardes-côtes libyens qui semblait retourner vers ses côtes a subitement changé radicalement de cap pour se diriger vers l’embarcation en question, alerté on ne sait comment, puisqu’il ne pouvait pas la voir d’où il était. Nous l’avons suivi et, une fois arrivés sur place, nous avons découvert la présence d’un autre avion qui ne s’est pas clairement identifié. Mais, de façon certaine, c’était soit un avion militaire européen, soit un appareil de Frontex. C’est forcément lui qui a prévenu les Libyens, alors même qu’ils n’avaient pas autorité pour intercepter ces migrants, qui avaient quitté leurs eaux territoriales. Soudain, le pilote de cet avion m’a posé une question qu’on ne pose jamais à un autre pilote : combien il me restait d’autonomie. Il me restait trois heures. Tout de suite après ma réponse, les Libyens ont fait demi-tour. Ils n’ont sans doute pas voulu qu’on puisse documenter cette interception illégale. »

Ce jour-là, José Benavente a sans doute évité à cette soixantaine d’exilés d’être abordés illégalement par les gardes-côtes de Tripoli et ramenés en Libye, avec la complicité de l’avion européen. Mais combien d’autres violations graves ont eu lieu dans le secret de la Méditerranée ? Et combien de personnes ont été envoyées dans les camps de l’horreur avec l’UE comme témoin consentant, voire comme complice ?

Ce renforcement des liens entre Frontex et la Libye correspond avec l’arrivée du Français Fabrice Leggeri à la tête de l’agence européenne. Normalien, énarque, ancien fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, il est nommé en 2015. Trouvant la Commission euro­péenne trop centrée sur les droits de l’homme, il a entrepris de démanteler tous les garde-fous, tardant à nommer 40 observateurs des droits de l’homme exigés par les textes, tentant de se débarrasser de l’officière aux droits fondamentaux, son principal contre-pouvoir, qu’il surnomme Pol Pot. Après sa démission, à la fin du mois d’avril, Leggeri est devenu l’égérie de la droite et de l’extrême droite françaises… « Il n’aurait jamais dû démissionner, estime Omer Shatz. Il aurait dû être licencié. Il y a des années. Sa politique a coûté de nombreuses vies, sans compter toutes celles et ceux qu’elle a conduits dans les camps de torture. Au-delà de la responsabilité de Libyens pour tout cela, Frontex et l’UE devront rendre des comptes. »

Plusieurs plaintes ont déjà été déposées contre Frontex et l’UE, notamment devant la Cour pénale internationale pour « crimes contre l’humanité pour meurtre, torture, traitements inhumains et déplacements forcés ».

Et avec les exilés climatiques, qui seront de plus en plus nombreux, l’Europe risque de se barricader encore davantage. Le pire est à venir. •