France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Guerre en Ukraine : « L’aveuglement des spécialistes était stupéfiant »

Tout indiquait, il y a un an, que la Russie de Vladimir Poutine s'apprêtait à envahir l'Ukraine. Et pourtant, rares sont les personnes à avoir pris au sérieux l'imminence d'un conflit aux portes de l'Europe occidentale. Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, qui publie un livre entretien (La Part d'ombre, éditions Les Belles Lettres), coécrit avec Hervé Mazurel, s'étonne de cet aveuglement collectif, qui se prolonge encore aujourd'hui. « La société française est persuadée que ce conflit, qui se déroule à distance, ne l'atteindra pas directement et ne pourra jamais l'atteindre », dit-il au Point.

Le Point : Rares sont les personnes à avoir vu venir la guerre en Ukraine. Et vous ?

Stéphane Audoin-Rouzeau : À partir du moment où le corps de bataille russe s'est massé aux frontières de l'Ukraine, à la fin de l'année 2021, j'ai été persuadé que la Russie attaquerait. Et j'ai été stupéfait de constater que, dans le milieu académique, par exemple, j'étais plutôt le seul de cet avis. Et plus stupéfait encore de voir que tout ce que l'Europe comptait d'experts de la Russie, de diplomates, de spécialistes du renseignement, et bien entendu d'historiens ou de politistes, pensait que celle-ci n'attaquerait pas.

À LIRE AUSSIGuerre en Ukraine : avec ceux qui restent dans l'enfer de BakhmoutComment l'expliquer ? Car, enfin, dans l'histoire, on constate rarement qu'une grande puissance militaire a réuni un corps de bataille aux frontières d'un État adverse sans la volonté de s'en servir… Le plus troublant était l'argumentaire généralement invoqué : une attaque russe serait une décision irrationnelle et Poutine ne prendrait donc pas une telle décision. C'est un argument absurde.

Avons-nous fait preuve d'aveuglement collectif ?

Cela me paraît difficilement discutable, et ce sont, hélas, les Ukrainiens qui ont payé le prix de cet aveuglement général. En fait, l'argument de la « rationalité » résonne fortement pour un historien de la Grande Guerre : à l'été 1914 aussi, l'entrée en guerre des grandes puissances européennes les unes contre les autres était parfaitement « irrationnelle », comme la suite l'a montré. Certains pacifistes, quelques années avant l'éclatement du conflit, avaient d'ailleurs souligné cette irrationalité, et avec d'excellents arguments. Seulement, la logique politico-militaire a été la plus forte. La rationalité des temps de guerre est sans rapport avec celle des temps de paix : or tout semble indiquer que Vladimir Poutine s'est inscrit très tôt dans une rationalité de temps de guerre…

Comment vivons-nous le retour de la guerre physique à nos portes, nous qui l'avions évacuée ?

Il faut bien l'admettre : cette « vraie guerre » ne me paraît pas « mordre » vraiment sur la société française, qui semble persuadée que ce conflit, qui se déroule à distance, ne l'atteindra pas directement et ne pourra jamais l'atteindre. C'est notre manière, je crois, de continuer à évacuer la guerre, de refuser son évidence, et sans doute de continuer à nous protéger d'elle. En revanche, en Europe orientale, il en est tout autrement…

Dans l'histoire, la guerre est-elle un état normal ?

Je vous réponds un peu de biais, si vous le permettez. La guerre, on le sait depuis Clausewitz, est un phénomène politique, même si elle n'est pas que cela, bien sûr. Et donc, à moins d'imaginer des sociétés débarrassées du politique – une hypothèse absurde –, je ne vois pas très bien comment on pourrait espérer une éradication complète de l'activité guerrière. Ce qui est très surprenant, du coup, c'est de voir qu'en Europe occidentale nous avions sincèrement pensé avoir réalisé un vieux rêve, déjà très présent au XIXe siècle : celui d'une éradication définitive de la guerre. La construction européenne a beaucoup joué dans la consolidation d'une telle illusion, de même que la disparition de l'obligation militaire pour tous les citoyens de sexe masculin, à la fin des années 1990. Pour ma part, j'ai toujours pensé que la guerre restait à notre horizon d'attente. Nous y sommes.

Les Ukrainiens se sont-ils très vite adaptés ?

Pas d'imposture : je ne me suis pas rendu en Ukraine et je sais d'expérience qu'il y a un écart considérable entre une recherche de terrain rigoureusement conduite et l'information que l'on peut glaner dans les médias. Cela étant dit, tout semble indiquer que la société ukrainienne est, depuis le 24 février, une société qui a massivement accepté la guerre que lui a « offerte » la Russie. Et cela concerne les soldats comme les civils. En ce sens, elle ne me paraît pas très différente, à voir la force avec laquelle se manifeste son patriotisme défensif, des sociétés d'Europe occidentale au début de la Grande Guerre…

Comment fabrique-t-on chez les soldats le consentement à la violence ?

Pourquoi dire qu'on le « fabrique » ? Les combattants, en temps de guerre, sont parfaitement capables de « fabriquer » eux-mêmes ce consentement, c'est-à-dire de se donner des raisons de combattre, de tenir, de supporter la souffrance. Ne sous-estimons pas l'autonomie des acteurs sociaux.

Il semblerait que celui des soldats russes s'étiole. Est-ce un classique chez les envahisseurs ?

En 1914-1918, les Allemands étaient également, objectivement, les envahisseurs. Mais, subjectivement, ils avaient le sentiment de défendre leur pays à distance de ses frontières. En est-il de même avec les soldats russes ? Là encore, je vous dirai que je ne sais pas. D'ailleurs, nous restons relativement peu informés de ce qui se joue exactement sur les lignes de front. Il faudra attendre, et peut-être longtemps, avant d'avoir quelques certitudes…