France
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Hausse du passe Navigo : gare au symbole

Dans « la civilisation de la classe moyenne », pour reprendre l'expression du sociologue Louis Chauvel, la mobilité spatiale est centrale. Sans elle, cette civilisation s'effondre. L'accès aux bonnes écoles – ou aux écoles tout court –, à un emploi éloigné de son domicile, aux lieux de culture, de culte et de sociabilité est tout bonnement rendu impossible. On touche à l'essentiel : éducation des enfants, travail, spiritualité et loisirs. Une offre importante de transports accessible financièrement a permis, aux habitants du périurbain et des couronnes métropolitaines, de compenser un peu les effets de la relégation urbaine liés à la flambée des prix de l'immobilier et à la gentrification des quartiers populaires des grandes villes.

En somme, un habitant de Melun ou de Franconville peut, en moins d'une heure, grâce au réseau RER, se rendre à Châtelet-Les Halles, au centre de Paris. Cette France « d'une heure », ainsi qualifiée par le sociologue Jean Viard, a donc organisé sa vie autour des derniers services publics présents, d'un espace commercial et de la proximité d'une gare – ou d'une entrée autoroutière pour les propriétaires d'une voiture. En France, il existe une étoile TGV qui part des gares parisiennes et une étoile RER autour de Paris. Interconnectées entre elles, ces deux étoiles permettent aux Français, mais aussi aux touristes, d'aller et venir à Paris et dans sa région sans trop de contraintes.

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407 euros par mois à Londres

Seulement, aujourd'hui, la promesse est contrariée. L'augmentation attendue du prix du passe Navigo, de 75 à 90 euros, soit 180 euros en plus par an, vient réduire les possibilités d'ouverture pour une partie des 11 millions de Franciliens. En l'occurrence, il n'y a aucun barème adossé à des critères salariaux qui viendrait atténuer le prix du passe.

Cadre ou ouvrier : devant la caisse automatique, le tarif est le même. On ne discutera pas ici de l'utilité de revoir à la hausse son prix dans le contexte d'une crise énergétique, même si une puissance nucléaire civile comme la nôtre peut s'interroger sur son incapacité à faire face. On ne discutera pas non plus du tarif réel d'un tel passe, peut-être le double du prix actuel, qui permettrait l'équilibre budgétaire, des investissements et l'entretien du réseau. On ne reviendra pas également sur les prix fixés à l'étranger, supérieurs aux nôtres : 407 euros par mois à Londres pour un abonnement plein, 97 euros à Berlin et 91 euros à Madrid.

« Socialement insupportable »

On peut, en revanche, y voir un symbole. La politique en est pleine. La limitation de vitesse, passée de 90 à 80 km/h avant la crise des Gilets jaunes, en était un, comme l'instauration d'une taxe de quelques centimes sur le prix du carburant et comme, demain, l'interdiction des véhicules Crit'Air 5 (en janvier 2023) et Crit'Air 4 (2024) dans les zones à faible émission (ZFE), c'est-à-dire essentiellement dans les centres-villes. La région Île-de-France est la plus riche du pays, mais aussi celle où le revenu médian disponible est le plus faible et là où existe la plus forte disparité de richesse entre l'Ouest (Yvelines et Hauts-de-Seine) et l'Est (Seine-Saint-Denis, Seine-et-Marne). « Le passe Navigo à 90 euros, c'est socialement insupportable », a prévenu Valérie Pécresse, présidente de la région, qui demande à l'État de participer à l'effort pour trouver les 750 millions d'euros nécessaires au budget d'Île-de-France Mobilités, l'autorité en charge des transports.

À deux reprises, en 2015 et en 2017, la présidente de la région, qui a la compétence sur les transports, s'est pourtant engagée à ne pas augmenter le prix du passe Navigo. « C'est intenable d'avoir un passe Navigo à 100 euros, et quelle est la justification ? » lui a répondu Clément Beaune, le ministre des Transports, auquel on prête l'ambition de remplacer Anne Hidalgo à la Mairie de Paris. De son côté, le patronat a fait savoir qu'il refusait d'augmenter le versement mobilité à la charge des entreprises de plus de 11 salariés. Près de 50 % du budget du fonctionnement du réseau est assuré par les employeurs, par l'intermédiaire de ce versement, un impôt reposant sur les salaires et, indirectement, sur le remboursement de la moitié du passe Navigo aux salariés.

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« On ne nous transporte pas, on nous roule ! »

Lorsqu'une charge sociale est « intenable », il faut donc s'attendre à des répercussions politiques. En 2019, au Chili, une quasi-guerre civile (11 morts) a eu lieu après l'augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro. Après l'instauration d'un couvre-feu, le président chilien avait renoncé à cette augmentation. Nous n'en serons pas là, évidemment, mais ce précédent chilien indique un effet de seuil. « On ne nous transporte pas, on nous roule ! » clamaient les usagers du métro parisien en 1970 après un grand mouvement de mobilisation, à la suite de l'augmentation du carnet de tickets de 3,70 francs à 6 francs.

À l'époque, les syndicats et les partis de gauche manifestaient aux côtés des Parisiens en colère. Le Parti communiste distribuait des tracts à la sortie des métros pour alerter sur les conséquences de cette augmentation. La CGT, elle, recueillait des milliers de signatures de travailleurs remises au ministre du Travail. Une manifestation, réunissant 25 000 personnes, était organisée entre les Halles et Opéra. Certains reprenaient l'idée italienne d'une « autoréduction » sur les tarifs des transports et de l'électricité. Les journaux de l'époque relataient les événements en faisant état (déjà) de la piètre qualité du service de la RATP. Dans le cortège, essentiellement des classes moyennes salariées, des ouvriers mais aussi des cadres moyens. Les syndicats peineront à mobiliser au-delà des travailleurs usagers des transports, les salariés automobilistes se sentant peu concernés…

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La lutte des zones

La donne, aujourd'hui, a changé. Le contexte inflationniste et le réchauffement climatique imposent de nouveaux comportements. « Une hausse modérée des tarifs est envisageable compte tenu de leur gel depuis 2017, mais à la condition d'un retour progressif à une desserte à 100 % par rapport à 2019. Une augmentation brutale de 10, 20, voire 30 % serait inacceptable », écrit l'Association des usagers de transports dans un communiqué. Les 4 millions de Franciliens titulaires d'un passe Navigo ont en effet constaté ces derniers mois moult dysfonctionnements : retards, trains bondés, « incidents techniques », difficultés à recruter des machinistes, trafic réduit aux heures de pointe, vétusté, absence de climatisation au moment des canicules estivales…

Une situation globale qui dissuade les conducteurs d'abandonner leurs voitures au profit des transports en commun, moins polluants. La lutte des zones pourrait donc bientôt commencer, si cette augmentation était votée le 7 décembre lors d'un conseil d'administration d'Île-de-France Mobilités. Les zones 1 et 2, soit Paris intra-muros et la première couronne, disposent de plusieurs alternatives de transports, comme une importante offre de « mobilités douces », pour se rendre au travail ou circuler sur des trajets courts (« La France du quart d'heure », selon Jean Viard), quand les mêmes pourront choisir de télétravailler. Les autres, ceux des zones 3 à 5, n'ont d'autres choix que de payer leur passe Navigo plus cher, ou de reprendre leur voiture, avec la volonté certaine de se faire entendre lors des prochaines élections…