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Homophobie à l’école : «Lucas, cela aurait pu être moi»

700 000 élèves sont en moyenne victimes de harcèlement chaque année, soit deux à trois enfants par classe. Ils en resteront durablement marqués, quand les conséquences ne sont pas encore plus dramatiques. Chaque mois, Libération aborde ce phénomène majeur chez les mineurs.

Si vous êtes témoin ou victime de harcèlement, appelez le numéro gratuit d’écoute 3020, joignable du lundi au vendredi (9 heures-20 heures) et le samedi (9 heures-18 heures), sauf jours fériés.

Les insultes, les rires moqueurs, les portables braqués sur lui pour le filmer. Les souvenirs d’Elian sont remontés d’un seul coup quand il a appris la mort de Lucas, 13 ans, qui s’est suicidé le 7 janvier à Golbey (Vosges), sur fond de harcèlement scolaire et d’homophobie dans son collège, et dont la mère a estimé lundi que le harcèlement avait été «l’élément déclencheur» de son passage à l’acte. Parce que «Lucas, cela aurait très bien pu être moi», souffle Elian. Cet étudiant en BTS de 20 ans a été harcelé lorsqu’il était en troisième, dans un collège parisien. Il avait 16 ans, était au clair sur son attirance pour les garçons, «une évidence» depuis la maternelle. Cela n’avait rien de tabou dans sa famille «qui l’avait toujours su». A l’école, malgré quelques réflexions, «on me laissait tranquille. Je savais qu’on me regardait parce que j’étais gay et que je l’assumais mais ça ne me dérangeait pas». Jusqu’à ce qu’il change d’établissement pour préparer une voie professionnelle. C’est alors qu’un groupe de quatre garçons commence à l’agresser : «Ah t’es PD toi», «Eh la tapette». La première fois, Elian rit jaune. Les fois suivantes, il s’assombrit.

«Les personnes homosexuelles ne sont au départ pas qualifiées autrement que par l’injure, observe Johanna Dagorn, chercheuse associée à l’université de Bordeaux et codirectrice de l’Association de recherche et d’étude sur la santé, la ville et les inégalités (Aresvi). En primaire et au collège, sont taxés d’homosexuels «les garçons jugés féminins» : «C’est donc d’abord du sexisme puisque la question des violences homophobes est davantage axée non pas sur l’orientation sexuelle mais sur les stéréotypes féminins. On va insulter le garçon qui n’est pas considéré comme viril parce qu’il est gentil, doux.» Deux qualificatifs qui définissent bien Elian. Lorsqu’il demande calmement aux élèves d’arrêter, les insultes redoublent. «On me répétait tout le temps des choses du type “viens me sucer”, “je vais t’enculer”… Quand on est gay, on nous renvoie toujours à la sexualité.» Autour, les autres rient. Elian souffre d’une «fatigue atroce» et dort beaucoup, «sans doute pour oublier», quand il ne pense pas «au pire», le suicide.

Actions «encore très lacunaires»

Il y a quelques jours, au Sénat, il y a eu ces mots prononcés avec une grande émotion par le ministre de l’Education nationale Pap Ndiaye, après le suicide du jeune Lucas : «Quand un enfant met fin à ses jours, il n’y a pas de mots pour dire l’émotion, le chagrin, la douleur. […] L’orientation sexuelle est souvent un point d’appui des auteurs de harcèlement, comme l’apparence physique, l’origine, la condition sociale.» Un rapport mené en 2018, dans le cadre d’une consultation mondiale sur l’éducation inclusive, montrait qu’un jeune LGBT+ sur deux en France avait cette année-là vécu une situation de harcèlement à l’école, sous la forme de violences verbales, en raison de son orientation sexuelle ou de son identité de genre. Plus d’un élève sur dix rapportait avoir été agressé physiquement à l’école pour les mêmes raisons. Présidente de SOS Homophobie, Lucile Jomat souligne : «40 % des témoignages que l’on reçoit de la part de victimes d’actes LGBTphobes font état de harcèlement scolaire.» Selon le dernier rapport de l’association, les agresseurs sont majoritairement des élèves (63 %), mais aussi des personnels de direction (26 %) ou des enseignants (21 %).

Que fait donc l’éducation nationale face à ces violences ? «La lutte contre le harcèlement scolaire, contre l’homophobie, doit demeurer une priorité du gouvernement», a précisé Pap Ndiaye au Sénat, en annonçant la généralisation, dans les semaines à venir, des observatoires de prévention et de lutte contre les LGBTphobies. Ces structures existent déjà dans certaines académies et regroupent des référents académiques égalité filles-garçons, du personnel scolaire, des parents d’élèves ou encore des associations. Elles ont pour objectif d’informer et de sensibiliser les élèves, les familles et les équipes éducatives sur ces discriminations. «Ces observatoires sont souvent des coquilles vides, balaye la sociologue Gabrielle Richard, chercheuse associée à l’université de Paris-Est Créteil. Les académies les lancent parce qu’elles se savent attendues sur ces questions mais derrière, il n’y a pas de ligne directrice claire pour agir concrètement sur le terrain, ni d’enveloppe financière pour développer les initiatives de lutte contre les discriminations de genre.»

Le précédent épisode de notre série

Ces dernières années, dans le sillage de la médiatisation de suicides d’adolescents victimes d’homophobie ou de transphobie dans leurs établissements, plusieurs outils ont été mis en place par l’éducation nationale pour lutter contre ces violences. En 2019, une campagne de sensibilisation proposait notamment un guide d’accompagnement spécifique aux questions LGBT à destination du personnel scolaire. Autre avancée : une circulaire publiée en 2021 par le ministère de l’Education nationale qui écrit noir sur blanc comment les personnels des établissements scolaires doivent agir pour favoriser la prise en charge des élèves transgenres (en reconnaissant leur prénom d’usage) et non binaires. «Cette circulaire limite drastiquement les déscolarisations et les violences institutionnelles», reconnaît le sociologue Arnaud Alessandrin (1), spécialiste des discriminations de genre à l’université de Bordeaux et codirecteur de l’Aresvi. Mais si de plus en plus d’actions sont menées contre les LGBTphobies dans les lycées, «cela concerne essentiellement des lycées généraux, surtout en centre-ville, où la pesanteur de la masculinité est un peu moindre que dans des lycées professionnels et agricoles», remarque Arnaud Alessandrin. Au collège, ces actions «restent encore très lacunaires», et même inexistantes à l’école primaire où «il ne se passe rien» : «Il y a un vide institutionnel alors que les identités sexuelles commencent à s’esquisser aux alentours de 10 ans du point de vue psychoaffectif, sans compter que la LGBTphobie inclut la question de l’identité de genre qui se manifeste autour des 7 ans», appuie le sociologue.

En avril, Emmanuel Macron avait annoncé ne pas être favorable à ce que les questions d’identité sexuelle et de genre soient abordées à l’école primaire et être «sceptique» sur le fait qu’elles le soient au collège. Avant de rétropédaler, en déclarant dans le magazine Têtu : «L’école a un rôle clé à jouer dans la lutte contre les préjugés et les discriminations envers les personnes lesbiennes, gay, bi, trans.

En arrivant dans un nouvel établissement, en troisième, Elian a été victime de harcèlement à cause de son homosexualité. (Cha Gonzalez/Libération)

«Certains profs ont l’impression de sortir de leur devoir de neutralité en parlant d’homophobie»

Pourtant, ces questions restent rarement traitées en classe, pour ne pas dire taboues. D’abord parce que les cours d’éducation sexuelle, obligatoires depuis 2001 à raison de trois séances annuelles minimum de la sixième à la terminale, sont quasi inexistants. Alors quand ces séances ont lieu, la LGBTphobie ne fait pas partie des sujets prioritaires. Ensuite, parce que les enseignants sont souvent mal à l’aise avec ce sujet, rarement abordé lors de leur formation initiale. Si de plus en plus de rectorats et d’établissements scolaires proposent des formations continues sur ce thème, elles restent sur la base du volontariat. Résultat, un certain embarras plane dans la communauté éducative, mal à l’aise sur les questions relatives au genre et à la sexualité. Ce mercredi, Pap Ndiaye participe à un séminaire dont «l’enjeu est de former plus largement les équipes sur la lutte contre les LGBTphobies», précise le ministère de l’Education nationale à Libération.

«Des profs ont l’impression de sortir de leur devoir de neutralité en parlant d’homophobie et de transphobie alors que ça ne concerne que la politique et la religion, rapporte Julia, professeure de français dans un lycée du Val-d’Oise et bénévole à l’association SOS Homophobie. Beaucoup craignent que cela passe mal auprès de certaines familles qui pourraient les accuser de promouvoir un “lobby LGBT”.» Arnaud Alessandrin pointe notamment la responsabilité des militants de «la Manif pour tous» qui ont fait «infuser l’idée que parler des questions de genre et de sexualité à l’école pourrait influencer les élèves à devenir LGBT, alors qu’aucune recherche ne valide cette hypothèse». En 2014, le programme «ABCD de l’égalité» à l’école primaire avait par exemple été abandonné sous la pression d’un petit nombre de parents d’élèves très mobilisés contre ce prétendu enseignement de la «théorie du genre». «C’était en réalité axé sur l’égalité filles-garçons mais on allait sur la question du genre féminin et masculin donc on touchait par là à l’homosexualité, et c’est ça qui a heurté ces familles traditionnelles», se souvient Johanna Dagorn, qui travaillait à l’époque à la délégation ministérielle chargée de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire.

Pour éviter toute polémique, des enseignants préfèrent donc passer le sujet sous silence, même si cela se fait au détriment des apprentissages : «Pour le bac de français, on étudie le dramaturge Jean-Luc Lagarce, un auteur gay mort du sida, raconte Julia. L’homosexualité est sous-entendue dans toute son œuvre mais des collègues ne l’expliquent pas pour éviter des questions d’élèves alors que c’est important dans la compréhension de l’œuvre.» Certains profs font aussi parfois la sourde oreille quand une remarque homophobe surgit en cours. «Sans forcément s’en rendre compte, l’école se fait souvent complice parce que les adultes ont tendance à banaliser les violences homophobes, comme si c’était normal que des jeunes se traitent de “PD” pour “plaisanter”», note la sociologue Gabrielle Richard. «Ils ont parfois peur de réagir par crainte d’une réponse maladroite qui pourrait entraîner un grand éclat de rire en classe et ouvrir la porte à du harcèlement», défend Julia, la professeure de français. Reste que l’absence de réaction est tout aussi néfaste pour les victimes. «On me répétait à longueur de journée que je n’étais pas normal et comme les profs ne disaient rien, j’ai fini par croire que tout le monde avait raison», raconte Elian, qui a depuis créé, en 2019, l’association Urgence Harcèlement pour lutter contre le harcèlement scolaire et toutes les formes de discriminations.

(1) Arnaud Alessandrin est l’auteur de Sociologie des transidentités, Le Cavalier, 2023.