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Il faut taxer les superprofits de l'énergie, mais pas tout seuls

Temps de lecture: 7 min

Avec l'envolée du prix de l'énergie, les résultats des groupes pétroliers et gaziers et de certains producteurs d'électricité (pas tous, EDF peut en témoigner) se sont envolés. Au moment où la grogne monte un peu partout en raison de la hausse du coût de la vie, cela fait un peu désordre. L'idée de taxer ces «superprofits» est largement débattue, et pas seulement en France.

Le positionnement idéologique des intervenants joue évidemment un rôle déterminant: par réflexe pavlovien dès qu'ils entendent le mot «profit», certains sont tentés de dégainer les armes fiscales, alors que d'autres se montrent nettement plus compréhensifs. Mais le débat ne peut se résumer à une opposition classique droite-gauche.

C'est quoi, un superprofit?

Lors de son audition à l'Assemblée nationale le 21 septembre dernier devant la «Mission flash sur les entreprises pétrolières et gazières et celles du transport maritime qui ont dégagé des profits exceptionnels pendant la crise» (en France, la compagnie CMA CGM est aussi sur la sellette), Patrick Pouyanné, PDG de Total, a feint de ne pas voir où était le problème: «Je ne sais pas comment définir un superprofit.» Déjà, le 30 août, devant les adhérents du Medef, Bruno Le Maire, ministre de l'Économie, avait déclaré: «Je ne sais pas ce que c'est que les superprofits.»

Les deux hommes n'ont pas tout à fait tort: si l'on se contente comme dans beaucoup de dictionnaires de dire qu'un superprofit est un «profit particulièrement important» ou «au-dessus des profits habituels», on ne fait pas beaucoup avancer la réflexion et on ne voit pas à partir de quel niveau un profit, même important et inhabituel, devrait subir un traitement particulier.

Les choses commencent un peu à s'éclairer si l'on en parle avec les économistes: pour eux, le superprofit s'apparente à une rente, à un gain que l'on ne doit pas à son talent ou à son travail, mais au fait que l'on a profité d'une situation exceptionnelle à laquelle on n'est pour rien.

Si on regarde ce qu'il s'est passé aux cours des deux dernières années, on s'aperçoit que les producteurs de pétrole et de gaz ont d'abord profité en 2021 de la sortie de la crise du Covid-19 et d'une reprise de l'activité économique pratiquement simultanée à l'échelle du globe, puis de la guerre en Ukraine et de la baisse voire de l'arrêt des exportations russes d'énergies fossiles vers l'Europe. Mais profiter de circonstances favorables à son activité, est-ce répréhensible?

Quand Exxon gagne plus que Dieu

Sur le plan moral, c'est évident, surtout lorsque la circonstance en question est une guerre. Et le cas des «profiteurs» peut paraître encore plus grave s'il apparaît qu'il n'ont rien fait pour améliorer la situation, bien au contraire. Joe Biden, en juin dernier, plaisantait sur la compagnie pétrolière Exxon, qui «a gagné plus que Dieu ce trimestre». Mais, derrière la plaisanterie, il y avait une critique assez sévère des groupes pétroliers qui ne pompent pas plus de pétrole, alors qu'ils le pourraient, parce qu'ils veulent garder des prix élevés.

Il était certes un peu étonnant de voir le président des États-Unis accuser ces groupes de ne pas produire plus d'énergie fossile au moment où il préparait un plan de «verdissement» de l'économie (présenté en août sous l'appellation d'un «plan anti-inflation»), mais c'est un fait que l'industrie pétrolière a bien profité de la hausse des prix et n'était pas trop mécontente de voir les pays de l'OPEP et la Russie n'augmenter leur production qu'avec parcimonie.

Ces profits élevés sont donc critiqués parce qu'ils ne sont justifiés pour l'essentiel que par un concours de circonstances –un déséquilibre entre l'offre et la demande– mais ce n'est pas le seul reproche qui est fait à l'industrie pétrolière. Joe Biden dénonçait aussi l'utilisation qui est faite de ces profits: le rachat de leurs propres actions par ces compagnies. Exxon en est un exemple parfait: en avril, le groupe américain a annoncé un doublement de son bénéfice par action au premier trimestre et un triplement de son programme de rachat d'actions, qui pourrait atteindre 30 milliards de dollars sur les deux années 2022 et 2023.

La valse des milliards

Mais ce n'est pas un cas isolé: BP, en annonçant ses résultats du deuxième trimestre, ne s'est pas contenté de lever le montant de son dividende; il a aussi porté à 3,5 milliards de dollars le montant de ses rachats d'actions pour le troisième trimestre. De même, Shell a annoncé des rachats d'actions à hauteur de 6 milliards de dollars avant la fin octobre.

Pour faire plaisir à ses actionnaires, une société a en effet plusieurs possibilités. Elle peut d'abord augmenter le niveau de ses dividendes. Mais elle doit le faire de façon prudente: si elle est obligée l'année suivante de revenir en arrière, ce n'est pas très bon pour son image (et son cours de bourse). En cas de résultats particulièrement bons et pas forcément renouvelables au même niveau, elle a tout intérêt à racheter une partie de ses actions: ceux qui lui en revendent touchent du cash et les actions qu'ils gardent prennent de la valeur, ils sont donc doublement heureux.

Depuis plusieurs années, la technique des rachats d'actions est devenue d'usage courant aux États-Unis, à tel point que ceux-ci dépassent maintenant 1.000 milliards de dollars par an et que l'administration Biden a décidé de les taxer à partir de l'an prochain à hauteur de 1%. Et cette mode a gagné l'Europe.

Les actionnaires, seuls bénéficiaires des superprofits?

Cette technique est pourtant très critiquable: elle signifie que l'entreprise gagne tellement d'argent qu'elle ne sait plus quoi en faire... Les financiers de Wall Street trouvent que c'est très bien et d'une logique économique impeccable: si l'entreprise n'a pas besoin de cet argent, il est utile qu'elle le rende aux actionnaires qui le placeront sur d'autres entreprises en demande de capitaux pour se développer.

Mais ce discours théorique ne repose sur aucune réalité économique et ne sert qu'à justifier l'enrichissement rapide d'une minorité. Il est parfaitement justifié de se demander si les bénéfices ayant permis ces rachats d'actions ne sont pas excessifs et s'ils ne pourraient pas profiter à d'autres que les seuls actionnaires…

C'est d'autant plus vrai dans le cas précis des entreprises pétrolières et gazières qu'on sait qu'il va falloir investir des sommes considérables dans les énergies non carbonées, renouvelables ou nucléaires. Selon la Commission européenne, 379 milliards d'euros d'investissement par an sont nécessaires dans le secteur en Europe sur la période 2020-2030!

Que les entreprises concernées gagnent beaucoup d'argent est une bonne nouvelle, à condition qu'elles emploient bien cet argent et qu'elles contribuent à cet effort. C'est ainsi, par exemple, que l'allemand RWE a annoncé cet été qu'il investirait 5 milliards dans l'éolien et le solaire, soit 30% de plus que prévu, grâce aux profits engrangés avec la hausse des prix de l'énergie.

Une contribution de solidarité européenne bienvenue

En France, le président de Total, qui est un fin renard, va certes verser un dividende exceptionnel en décembre et procéder cette année à des rachats d'actions pour 7 milliards de dollars (s'il ne veut pas être pénalisé en Bourse, il doit bien faire comme les autres), mais on notera que son retour à l'actionnaire (35% à 40% de ses flux de trésorerie) est plus faible que celui d'autres groupes pétroliers et, surtout, TotalEnergie ne rate pas une occasion de dire que son investissement dans l'éolien et le solaire va progresser de plus d'un milliard de dollars cette année et dépasser 4 milliards. Pourquoi un industriel aussi vertueux serait-il surtaxé?

Il le sera pourtant, mais dans un cadre européen, conformément à son souhait et à celui du ministre de l'Économie. Quelles que soient les conclusions de la Mission flash, il est probable que la France ne fera pas plus que le minimum décidé à Bruxelles, que ce soit en matière de calcul de la contribution ou d'entreprises concernées (le seul secteur énergétique): 33% sur la partie des profits de l'année fiscale 2022 et/ou 2023 supérieure de 20% à la moyenne des dernières années depuis 2018.

Cette initiative européenne d'une contribution de solidarité est la bienvenue: dans le contexte économique et social actuel, les milliards de profits annoncés par ces compagnies passent mal au moment où les prix à la consommation grimpent en flèche (plus 10% sur douze mois en septembre selon les premières estimations d'Eurostat pour la zone euro) et où on demande à la population de moins se chauffer, sachant que de toute façon les plus pauvres n'auront pas le choix.

Savoir jusqu'où on peut aller

Les États européens qui avaient déjà décidé de telles mesures, comme l'Italie ou l'Espagne, pourront les conserver si elles sont au moins équivalentes à cette contribution de solidarité adoptée le 30 septembre par les ministres de l'Énergie des Vingt-Sept. Hors de l'Union européenne, le gouvernement conservateur du Royaume-Uni avait déjà annoncé en mai une taxe supplémentaire de 25% sur les profits réalisés dans l'exploitation d'hydrocarbures en mer du Nord; les superprofits n'interpellent pas que la gauche.

L'idéologie peut jouer ensuite sur les montants demandés et les secteurs rentrant dans le périmètre de cette surtaxe. Mais beaucoup de gouvernements, à l'image de celui de la France, vont sûrement faire attention à ne pas aller trop loin: imposer davantage les entreprises nationales, c'est risquer de les affaiblir face à leurs concurrentes d'autres pays. Si taxer les superprofits chez nous revenait à favoriser les compagnies pétrolières étrangères et les armateurs chinois ou danois, ce ne serait pas une réussite. Taxer, oui, mais en calculant bien pour savoir jusqu'où on peut aller. Nous ne sommes pas seuls au monde…

Revenus plafonnés

Par ailleurs, les Vingt-Sept sont d'accord pour plafonner les revenus des producteurs d'électricité à partir du nucléaire, des énergies renouvelables et du lignite qui enregistrent des profits exceptionnels en vendant à un prix très supérieur à leurs coûts de production. Le plafond est fixé à 180 euros par mégawattheure; la différence entre ce niveau et le prix du marché entre le 1er décembre et le 30 juin doit être récupérée par les États pour être redistribuée aux ménages et aux entreprises. Le plafond de 180 euros a été retenu à un niveau relativement élevé pour ne pas dissuader les entreprises d'investir dans les énergies renouvelables.

Cette mesure et la contribution de solidarité devraient rapporter environ 140 milliards aux Vingt-Sept, selon les estimations de la Commission. Le calcul est peut-être un peu optimiste et de toute façon ces recettes ne suffiront sans doute pas à compenser totalement la hausse du coût de l'énergie. Mais au moins, cela devrait éviter de nouveaux débats au printemps prochain sur les superprofits, au moins en ce qui concerne les producteurs d'électricité.