France
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In memoriam Heiner Müller

L’homme et la femme dressés l’un contre l’autre.

Matthias Langhoff met en scène Rivage à l’abandon, Médée-matériau, Paysage avec Argonautes, de Heiner Müller (1929-1995), dans la traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger (1). L’objet, puissamment spectaculaire, excède largement le cadre ordinaire du théâtre. Cela tient de l’installation à grande échelle, du rite funéraire – chaque soir renouvelé – à la mémoire de l’ami mort, de l’évocation d’un pays irrémédiablement disparu, la République démocratique allemande (RDA), de la condition tragique sans remède d’une Europe d’après guerre à jamais mutilée, de la vengeance d’une femme de naissance divine experte en poisons, atrocement bafouée par un héros « au front bas », ce Jason qui se conduit si mal après avoir chouré la Toison d’or…

J’arrête ici les frais, non sans ajouter que le poème haché en trois volets de Müller, empreint d’un fier désespoir tonique dans l’autobiographie masquée du disciple émancipé de Brecht, constitue le fleuron absolu d’une dramaturgie à la structure idéologique et formelle perdue de vue, enfin soudain ressuscitée. Il faut quand même un peu décrire ce qui se passe, parce que ce n’est vraiment pas courant. On entre, pas très nombreux, dans la petite salle, coupée en deux, transformée en musée, avec quatre gardiens solennels. En vitrine, on peut voir un paquet de cigarettes de la RDA. Et l’on entend, du compositeur Heiner Goebbels, la pièce radiophonique Verkommenes Ufer (Rive délabrée), née de la lecture stridente du texte de Müller par des gens de la rue, à Berlin en 1980.

Par une brèche, on pénètre ensuite dans l’autre partie de la salle, en enjambant une petite voie de chemin de fer. Progressivement, après manipulation des panneaux peints de paysages, de figurations mythologiques et de la statue acéphale (de quel tyran ?), jetée bas, deux des gardiens, Frédérique Loliée, Marcial Di Fonzo Bo, vont devenir les figures de Médée et de Jason, au fil d’un jeu sans merci, dans toute la brutalité savante de la femme et de l’homme dressés l’un contre l’autre. Il y va d’un pathétique à haut risque et d’un grotesque raffiné. Les enfants à sacrifier ne sont que deux boîtes de conserve dans les mains de la mère. Jason soliloque dans un vaisseau Argo qui n’est qu’une barquette. On entend des cris de loups et des aboiements de chiens. L’impression est tenace de se trouver en présence d’une catégorie du naturalisme en surchauffe, plébéienne au meilleur sens du terme, à l’unisson du grand chant, décidément prophétique, aux accents par à-coups prosaïques, de Heiner Müller, qui disait avoir vécu « sous deux dictatures » et pensait que « les optimistes ne sont que des gens mal informés ».