France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

[Interview] « En agriculture, il a fallu que le couple évolue, pas seulement la femme »

Benjamine d’une fratrie de quatre filles, vous naissez en 1943. Vos parents sont alors agriculteurs dans le Doubs. Quel regard portait votre mère sur sa vocation d’agricultrice ?

Ma mère est née en 1900. Elle a perdu son seul frère lors la première guerre mondiale. Elle est ainsi devenue cheffe d’exploitation dès l’âge de 15 ans. Mes parents menaient une vie dure comme la grande majorité des familles agricoles de l’époque. Les femmes n’avaient aucun répit, entre leur famille et le travail de la ferme qu’elles partageaient du matin au soir. Ma mère n’aimait pas que l’on parle de ce temps comme du « bon vieux temps ».

Elle trouvait qu’il avait été trop dur pour les agricultrices. Certaines corvées sont remises en valeur aujourd’hui, par exemple les grandes lessives qu’elles faisaient au printemps, et surtout la fabrication du pain, mais elle n’en avait aucune nostalgie. Bien au contraire. Elle disait toujours : « C’est de l’esclavage ». Moi je la voyais travailler tout le temps. C’était incroyable. Son salut est venu avec l’arrivée des premières machines à laver et la proximité de la boulangerie.

Quelle éducation avez-vous reçue ?

Mes parents n’avaient pas de facilités financières, mais ma mère nous disait toujours : « Les filles, il faut que vous ayez une formation pour vous en sortir ». Cela nous a stimulées. Mon père, né en 1895, avait fait la guerre de 1914, il en est ressorti gazé et souffrait beaucoup l’hiver dans notre climat. Il avait fréquenté l’école jusqu’à 12 ans, mais je ne l’ai jamais vu faire une faute d’orthographe. C’est avec lui que nous faisions nos devoirs. Mes sœurs et moi avons donc poursuivi nos études, tout en travaillant. En vivant à la campagne, j’ai aussi eu la chance de pouvoir faire partie de la JEC (jeunesse étudiante chrétienne), et mes sœurs de la JAC (jeunesse agricole chrétienne) qui fut une école de promotion importante pour les jeunes ruraux. J’adhérais également au mouvement CMR (Chrétien en milieu rural), au sein duquel j’avais des amies avec qui j’échangeais sur divers sujets, cela m’a beaucoup plu.

Après avoir enseigné quelques années le français, vous êtes revenue à la ferme. Comment ont réagi vos parents ?

Au départ, ils n’étaient pas du tout enthousiastes : « Tu vas rencontrer beaucoup de difficultés. C’est un peu dommage », me disaient-ils. Ils savaient que j’aimais mon métier d’enseignante. Mais mes parents n’avaient pas de successeur pour leur ferme, mes sœurs étant déjà établies. Surtout ils devenaient âgés. Ils ont finalement pris mon retour comme la possibilité d’être aidés durant leur vieillesse qui n’était d’ailleurs pas facile. Il faut quand même rappeler, dans l’histoire de l’agriculture, que les retraites datent de 1952 et l’assurance maladie, de 1961.

Comment avez-vous vécu ce retour ?

La première chose que j’ai constatée est que j’avais beaucoup de choses à réapprendre. Tout avait beaucoup évolué. J’ai donc adhéré à un syndicat : le CDJA, le Centre départemental des jeunes agriculteurs. Puis, après, j’ai intégré la commission féminine de la FDSEA. Je me suis sentie en demande à ce moment-là, il fallait que des changements s’opèrent notamment pour les femmes en agriculture.

Dans une enquête datée de 1984-1985, la sociologue Rose-Marie Lagrave explique que les femmes étaient visibles en raison de leur statut d’épouse, mais invisibles en l’absence d’un statut professionnel. Qu’en pensez-vous ?

Beaucoup d’erreurs ont été dites sur les statuts. Quand j’ai repris la ferme en 1968, il existait déjà celui de « conjointe participant aux travaux », mais il ne convenait pas : ce statut donnait accès à une retraite de 228 euros par an (1 500 francs). Dans le même temps, on cotisait très peu. Nous avons donc entrepris, avec la MSA, de mettre en place un statut de conjointe collaboratrice pour les femmes qui n’étaient ni salariées, ni associées en Gaec (ce qui était mon cas), ni en EARL.

À l’époque, cela concernait 1 100 agricultrices. Ces femmes étaient sous statut de « conjoint participant aux travaux », elles avaient la cinquantaine, il fallait qu’elles puissent terminer leur métier d’agricultrice dans de meilleures conditions. Nous ne pouvions pas les abandonner. Mais, jamais une seconde, je n’ai pensé que ce statut critiqué aujourd’hui, serait maintenu jusqu’à nos jours.

Les retraites des agricultrices étaient très faibles…

On confond beaucoup l’importance de la retraite avec le statut. Cela dépendait du revenu, et si en plus vous le partagiez entre associés, les retraites n’étaient pas extraordinaires, pour personne. Il fallait non seulement oser prendre ces statuts, mais aussi lutter en parallèle pour l’augmentation des retraites.

Quand on est passé de « conjoint participant aux travaux » à conjointe collaboratrice, il y a eu possibilité de racheter ses points. Beaucoup de femmes l’ont fait. Certains conseillers disaient : « Il ne faut pas que vous payiez trop de cotisations pour pouvoir jouer sur les investissements ». Dans la ferme, l’agricultrice servait souvent de variables d’ajustement.

Les agricultrices avaient-elles la possibilité de se former ?

La mise en place de la TVA en 1968 a contribué à les amener à se former. Il apparaissait indispensable alors que la personne en charge de la comptabilité sur les exploitations, se forme. Or ce poste revenait le plus souvent aux femmes. Bon nombre d’agricultrices ont ainsi suivi une formation de 200 à 800 heures.

J’ai ailleurs une admiration sans borne pour ces femmes qui ont trouvé les moyens de continuer à faire leur boulot, s’occuper des gamins et se former. Dans ma région, elles ont par la suite occupé des fonctions à responsabilité, au sein des conseils municipaux, de caisses de MSA, de coopératives ou d’associations diverses. Je n’en ai pas vu une qui soit restée inerte après sa formation.

L’articulation entre le temps de travail et celui consacré aux enfants est vécue de tout temps par les agricultrices comme une difficulté. Comment l’expliquez-vous ?

Il faut dire que pendant longtemps, nous n’avons pas eu d’écoles maternelles en milieu rural. Ça a été notre premier combat. J’en ai profité seulement pour ma toute dernière fille née en 1972. Mon fils aîné qui a vu le jour en 1966 est entré à l’école à 6 ans, les deux autres également. À l’époque, on nous disait, que les enfants de la campagne n’avaient pas besoin d’aller à la maternelle. Ils avaient assez à s’occuper, disaient les pouvoirs publics, avec toute cette nature autour d’eux… Ça paraît fou aujourd’hui.

Il reste encore à gérer le problème des crèches en milieu rural. Les solutions de garde n’y ont hélas pas beaucoup évolué. Cela dépend des communes où vous vivez. Mais je dois dire que sur ce point nous sommes davantage dans un problème de couple que de femmes. Je n’ai d’ailleurs jamais fait la promotion de la femme en tant que telle, sans parler du couple. Pour avoir des femmes au sein des instances de décision, il a fallu que les couples évoluent, pas seulement les femmes.

Qu’est-ce qui permettrait, selon vous, d’améliorer la place des femmes en agriculture ?

Pour exercer un travail dans quel que milieu que ce soit, il faut toujours en connaître l’histoire. J’observe actuellement des agricultrices s’installer sans statut. Cela risque de poser de graves problèmes. On peut avancer avec d’autres idées, mais il ne faut pas retomber dans les erreurs du passé. On n’est pas obligé d’être esclave de son métier. Les agricultrices ont le droit de se former, d’avoir accès aux loisirs, d’élever leurs enfants dans de bonnes conditions, et de souffler.

Dans les lycées agricoles, on parle beaucoup d’investissements, de techniques, de gestion, mais parle-t-on de statut de la femme sur l’exploitation, et marital ? Non. Le fait d’être marié ou pas, va être déterminant pour la suite. Avant, on reprenait une ferme à vie. Maintenant, au sein des Gaec, ça va, ça vient. Des problèmes financiers en résultent. Ces sujets devraient être évoqués à l’école. Ça fait partie de la formation.