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«Je pleure tout le temps. J'ai juste envie de me suicider en voiture»

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En ce mercredi 19 février 2020, comme tous les matins, Marcelle et Pierrot se lèvent vers 8h. Ils prennent le petit-déjeuner, puis Pierrot va se raser. Il revient, l'embrasse, et lui demande: «Qu'est-ce qu'on va déjeuner?» Ensemble, ils font une liste de courses. Ensuite, ils iront au supermarché. «On faisait tout ensemble. Le pharmacien, les courses... On allait même à la déchetterie ensemble!», raconte Pierrot.

Après avoir mangé, Marcelle ne sent pas bien. Elle se tord de douleur et perd connaissance sur le canapé. Pierrot appelle tout de suite les pompiers.

À 84 ans, Marcelle n'est pas une habituée des salles d'attente. Ses dernières visites chez son médecin traitant remontent au premier semestre 2018. Elle n'a jamais eu besoin de médicaments. Mais ce jour de février 2020, aux urgences, les médecins hospitaliers notent «une altération de l'état général». Après lui avoir fait passer quelques examens, ils se veulent rassurants: «Rien de grave.»

«Elle disait pas, elle disait pas…»

Le lendemain, Pierrot se gare à nouveau sur le parking des urgences. Il est alors noté, dans le dossier médical de Marcelle: «palpitations et sensations de malaise». Une consultation en cardiologie est prévue en externe. Le couple rentre chez lui. «À la maison, y avait rien qui allait, signale Pierrot. Elle mangeait, elle avait mal à l'estomac après.» Ces douleurs inquiètent beaucoup Pierrot. Marcelle ne se plaint pas, mais il la voit prendre Doliprane sur Doliprane. «Elle disait pas, elle disait pas…», souffle-t-il. Et puis, il y a autre chose.

Depuis quelque temps, Marcelle entend moins bien que d'habitude. Quand des amis leur passent un coup de fil pour prendre des nouvelles, Pierrot met le téléphone sur haut-parleur. «Est-ce que tu veux que Carmel passe nous voir?», répète-t-il à sa femme. «Demande à un cheval s'il veut du foin!», répond Marcelle en riant.

Devant la cour d'assises de l'Indre-et-Loire, Carmel se pince un peu les lèvres: «Elle était lucide, à ce moment-là.» Carmel a aujourd'hui 61 ans, elle est retraitée. Son mari, Frédéric, se souvient d'un repas au restaurant en février 2020. Marcelle marchait seule. Il l'avait bien trouvée, au cours de la conversation, «un petit peu barrée», mais il avait mis ça sur le compte de l'âge, et probablement de sa surdité.

Dans leur maison de Francueil, Pierrot ne comprend pas tout de suite ce qu'il se passe. Il y a d'abord l'obsession de Marcelle pour le bouton de la gazinière qui serait mal fermé. Vient ensuite une affaire de lave-linge tout neuf: Pierrot lui a fait un plan, avec des couleurs sur les boutons, mais elle n'arrive pas à l'utiliser. Alors c'est lui qui s'occupe du linge sale et étend les sous-vêtements sur la corde à linge devant le garage, même si cela n'est pas tout à fait comme Marcelle l'aurait fait.

«Elle souffrait et on me disait: “C'est une crise d'angoisse”»

Dimanche 23 février 2020, troisième passage à l'hôpital d'Amboise-Château-Renault. Quand Lydie, leur voisine, maire adjointe de Francueil et pharmacienne, l'avait aperçue en février 2020, Marcelle lui avait semblé fatiguée. Elle se nourrissait très peu. Elle ne sortait plus dans le jardin pour saluer les voisins. «Elle se sentait diminuée», explique Pierrot dans le box des accusés.

Le jeudi 27 février, en pleine nuit, Pierrot, 86 ans, roule vingt kilomètres jusqu'à l'hôpital. «Pierre ne voulait pas déranger, car Pierre ne veut jamais déranger. Il ne voulait pas appeler une ambulance, alors à chaque fois, il prenait sa voiture et il l'emmenait», relate Lydie. Il tente d'expliquer les insomnies de sa femme, sa cage thoracique oppressée, ses douleurs gastriques et ses déambulations dans la maison. À 3h42, Marcelle est enfin examinée. «Elle souffrait de plus en plus, et on me disait: “C'est une crise d'angoisse, donnez-lui un somnifère”», raconte Pierrot. À 3h45, ils ressortent de l'hôpital.

Lydie, leur voisine, les aide à prendre rendez-vous pour une prise de sang. Quand l'infirmière arrive, Marcelle ne veut pas se laisser faire; Pierrot «monte le ton». Une semaine après leur passage aux urgences, jeudi 5 mars, Pierrot emmène Marcelle chez son médecin traitant. Les analyses montrent une hyperthyroïdie. Il y a un traitement.

Jeudi 12 mars 2020, le journal de 20h s'ouvre sur une allocution d'Emmanuel Macron: «Depuis quelques semaines, notre pays fait face à la propagation d'un virus, le Covid-19, qui a touché plusieurs milliers de nos compatriotes. [...] C'est pourquoi je demande ce soir à toutes les personnes âgées de plus de 70 ans [...] de rester autant que possible à leur domicile.» Marcelle s'endort devant la télévision. Elle dort de plus en plus, de jour comme de nuit.

Lundi 16 mars 2020, le confinement national est annoncé. «Ça a tout perturbé…», se souvient Jacqueline, l'amie de Marcelle et Pierrot.

«Elle va pas mourir du Covid, elle va mourir de pas manger!»

Le 26 mars, le 31 mars et le 7 avril, Pierrot et Marcelle retournent voir le médecin traitant. Carmel prend des nouvelles du couple par téléphone. Derrière Pierrot, elle entend Marcelle tenir des propos incohérents: «Elle parlait comme une petite fille à propos de ses vêtements.» Jacqueline, leur amie, les appelle à son tour: «C'est affreux de la voir souffrir comme cela», lui confie-t-il à propos de son épouse.

Lydie, la voisine, aperçoit parfois Pierrot dans le jardin, près du hêtre pleureur. «Je le trouvais amaigri et fatigué», rapporte-t-elle. Le traitement mis en place pour l'hyperthyroïdie de Marcelle calme ses douleurs «au creux de l'estomac», mais elle se plaint d'autres maux. Alors, scanners thoraciques, scintigraphie. Mais le suivi médical est compliqué. Tous les rendez-vous sont annulés à cause de «ce foutu Covid». À Nicole, une autre voisine, Pierrot dit: «Oh Marcelle, elle va pas mourir du Covid, elle va mourir de pas manger!»

Une aide leur apporte des repas à domicile. À l'heure du déjeuner, Marcelle regarde la nappe à carreaux et se tourne vers Pierrot. Où doit-elle s'asseoir? Il soupire: «Ça faisait trente ans qu'on mangeait à la même place…» Avant de manger, elle enlève son appareil dentaire. Pierrot ne comprend pas. «Mais sinon, je vais le salir», argue-t-elle. La nuit, elle le réveille pour aller aux toilettes, sans avoir réellement envie.

Jeudi 20 avril, Marcelle a de nouveau rendez-vous chez son médecin traitant. Pierrot ne sait pas quoi faire. Quand il veut lui donner ses médicaments, Marcelle répète: «Encore?», puis «Oh non, j'en prends que la moitié!» ou «Oh non, je le prends pas». Comment lui faire entendre raison?

Il dort très peu. Il envoie un SMS à Frédéric: «Je pleure tout le temps. J'ai juste envie de me suicider en voiture.» «Il a dit ça parce que vraiment, il était épuisé», estime Carmel. En audition, Frédéric dit: «Je l'ai secoué, enfin disputé, parce que ce n'était pas son genre de se laisser aller.» À la barre de la cour d'assises de Tours, il confirme qu'il ne «sentai[t] plus l'homme fort qu'[il avait] connu». Dans sa voix, quelque chose avait changé.

Frédéric s'appuie sur le chevalet. «On se dit toujours qu'on aurait pu faire plus», se désole-t-il. «Avec le Covid, on pouvait pas faire grand-chose, regrette quant à elle Carmel. On pouvait pas bouger comme on voulait. Si on avait eu les mains libres, on serait allé le voir.» Annie, la sœur cadette de Marcelle, l'assure également: «Je suis dans l'Eure-et-Loir. On se parlait au téléphone, mais… On est quatre sœurs, on serait allées les voir.»

«Monsieur, monsieur, s'il vous plaît…»

Le 29 avril et le 4 mai, Pierrot et Marcelle retournent chez le médecin. Puis, le 7 mai, aux urgences. Dans le rapport du médecin, il est inscrit: «Le mari est épuisé.» La nuit, Pierrot entend une petite voix le supplier. «Monsieur, monsieur, s'il vous plaît…» À chaque fois qu'il rapporte ces mots, son menton tremble et il s'agrippe un peu plus fort à la vitre du box des accusés. «Monsieur, monsieur, s'il vous plaît…»

Ses avocats, Me Bardon et Me Chefneux le poussent à poursuivre. Pierrot marque un silence. Des larmes coulent sur ses joues. En pleine nuit, il se levait pour accompagner Marcelle aux toilettes. «Elle prenait le papier toilette, elle le pliait en quatre et me le tendait en me disant: “Qu'est-ce que je fais maintenant?”» Debout face à ses avocats, il ferme les yeux: «À quoi ça sert, de raconter tout ça?», interroge-t-il en secouant la tête. Lorsqu'il l'accompagne se recoucher, Marcelle passe devant la commode de leur chambre. Alors, elle attrape la brosse à cheveux, et se peigne un peu.

Marcelle ne va pas mieux. Le dimanche 10 mai, Pierrot veut de nouveau l'emmener aux urgences de l'hôpital d'Amboise. Elle refuse. «Non, je ne veux pas y aller.» Dans le box, la voix de Pierrot se brise. «Elle s'est mise à pleurer… Et je l'ai emmenée quand même.» La note du service hospitalier rapporte une «altération de l'état général, asthénie, dénutrition» à l'arrivée de Marcelle. Le médecin écrit plus loin: «Mari désespéré, ne sait plus quoi faire à part sortir la carabine.»

Face à la situation sanitaire, des lits ont été fermés. Pourtant, devant le désarroi de Pierrot, le personnel soignant trouve une chambre pour Marcelle. Quand on le lui annonce, il reprend espoir: «C'était le dernier plus beau jour de ma vie! J'étais content, j'étais content! Ils allaient trouver ce qui n'allait pas. Ils pouvaient la soigner et la remettre sur pied.»

Pierrot la voit partir vers sa chambre, épaulée par deux aide-soignantes. Il n'a pas le droit de l'accompagner. Il appelle alors Annie, la petite sœur de Marcelle, et lui dit, en pleurs: «Je l'ai laissée à l'hôpital, je l'ai trahie… Elle ne voulait pas.»

«Maintenant, un coup de carabine et on en parle plus»

Quand il passe la porte de leur maison, Pierrot se retrouve seul chez lui pour la première fois depuis sa nuit de noces.

Les médecins lui proposent une institutionnalisation de Marcelle en Ehpad. Il refuse. Il préfère que sa femme revienne à la maison.

Le 13 mai, Pierrot se rend seul à la banque, pour y retirer des pièces d'or reçues il y a longtemps en héritage et gardées depuis dans un coffre-fort. Il ne sait pas bien pourquoi il a fait ça. Il les a ensuite rangées dans une boîte métallique La Vosgienne, dans la cuisine.

Dans son carnet à petits carreaux, Pierrot couche ses pensées. Trois jours après avoir déposé Marcelle à l'hôpital, il écrit:

«13 mai 1957: départ vers le bonheur.

13 mai 2020: départ vers le malheur.

Si mon départ avec Marcelle est réussi alors soyez heureux pour nous ensemble. Pourquoi souffrir inutilement?»

En dessous, il inscrit les références cadastrales du terrain sur lequel Marcelle et lui souhaitent voir disperser leurs cendres.

Le lendemain, Frédéric et Carmel l'appellent. Pierrot prononce cette phrase: «De toute façon maintenant, un coup de carabine et on en parle plus.»

Sur un papier, Pierrot écrit: «Si placement en maison de retraite, c'est la ruine, 1.825 euros par mois.»

«Un couple où il y avait beaucoup d'amour»

Le médecin en chef du centre hospitalier intercommunal d'Amboise autorise «exceptionnellement» Pierrot à rendre visite à Marcelle. Lydie, la voisine et maire adjointe de Francueil, discute avec Pierrot depuis son jardin; elle remarque son visage creusé. Il lui dit qu'il aimerait apporter des vêtements à Marcelle, mais qu'il doit porter un masque. «Le dernier geste que j'ai eu, c'est de lui en tendre un par-dessus le grillage», indique-t-elle.

Dans les couloirs de l'hôpital, Pierrot porte sous son bras un album photos pour Marcelle. Des clichés de danses, de leur étal de fruits et légumes au marché, de leurs repas des anciens, des plateaux d'huîtres sur la table, des pièces montées de chouquettes, de Marcelle riant. Leurs photos de vacances, à la plage, à la montagne, de leurs costumes de danse. Et de leur chatte, que Marcelle embrasse du bout du nez.

Mardi 19 mai, Pierrot et Marcelle rencontrent une assistante sociale du centre hospitalier. Elle souhaite savoir s'ils ont besoin d'une aide à domicile, et s'enquérir de leurs besoins. Pierrot demande juste une aide ménagère. Marcelle répond qu'il n'y a pas besoin, qu'elle peut le faire, alors Pierrot lui explique qu'elle ne le fait plus. Entendue en audition devant les gendarmes, l'assistante sociale dira de Pierre qu'il était alors «calme, réfléchi et attentionné», et de Marcelle qu'elle aussi était «calme, autonome, investie dans son hygiène personnelle», malgré ses troubles cognitifs. Il ressortait de cet entretien à l'hôpital «un couple où il y avait beaucoup d'amour».

Pierrot envoie un nouveau SMS à Frédéric: «Sortie demain à 14h30.» Le mari de Carmel a remarqué que depuis deux semaines, il ne ponctue plus ses messages de smileys. Il répond qu'il croise les doigts pour eux. Pierrot ajoute: «Moi aussi. J'ai peur.»

Le lendemain, mercredi 20 mai, le personnel soignant emmène Marcelle jusqu'à la voiture en fauteuil roulant. «Ils l'ont aidée à monter. Je l'ai ramenée à la maison. Je l'ai aidée à sortir. Je l'ai aidée à rentrer.» En quittant l'hôpital, raconte Pierrot à Annie: «Ils nous ont dit: “Bonne chance…”»

«La belle vie est terminée»

Jeudi 21 mai, Pierrot note dans son carnet à petits carreaux: «Très durs moments.» Dans le salon de leur maison de Francueil, Marcelle guette sans cesse Rosalie, sa tortue. «Elle allait de la banquette à la fenêtre. De la fenêtre à la banquette. Je ne savais plus quoi faire. Elle perdait du poids. Je la voyais dépérir de jour en jour. Je ne voyais personne.» Il répète: «Je ne savais plus quoi faire, qu'est-ce que je devais faire?» À l'ombre des volets fermés, Pierrot pense: «La belle vie est terminée.»

Le 24 mai 2020, au petit matin, Carmel reçoit un message mal orthographié. «Pardon Carmel.» Cela provient du numéro de Pierrot. Elle ne comprend pas. Son mari appelle de suite les pompiers. Il leur donne l'adresse de la maison de Francueil. «Vous pouvez aller voir?, leur demande-t-il. J'ai un mauvais pressentiment.»

Depuis sa fenêtre, Lydie, la voisine, voit de nombreux gyrophares tourner au-dessus de sa haie. La première pensée qui lui vient, c'est que les pompiers se sont perdus. Elle attrape tout de même son téléphone et compose le numéro du maire pour lui demander ce qu'il se passe.

À l'autre bout du fil, Frédéric entend un pompier lui répondre: «Nous sommes déjà sur place.» Au même moment, le maire de Francueil décroche et dit à Lydie: «J'allais vous appeler. Votre voisin a tué sa femme.»