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Jeudi polar : la mémoire ukrainienne dans la peau

L’héroïne de ce roman noir se nomme K. Elle est archiviste dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine. Le jour, elle veille sur sa mère mourante, essayant tant bien que mal de pallier l’absence de sa sœur jumelle, Mila, partie combattre aux côtés des siens. La nuit, elle veille sur les trésors littéraires et artistiques entassés à la hâte, lors des bombardements ennemis, dans les sous-sols de la bibliothèque qu’elle dirige. Il s’agit de sauvegarder la mémoire de la culture ukrainienne. «Croire en l’avenir, et c’est tout l’enjeu d’une vie humaine, passe d’abord par la préservation du passé, face à une destruction imminente et sans visage», écrit Alexandra Koszelyk. Les ombres des écrivains et des artistes morts, que K sent hanter ces lieux, «n’avaient que cette jeune archiviste pour ne pas s’habituer au désespoir de leur fin. Tomber dans l’oubli était leur crainte unique, cela anéantirait définitivement tout ce qu’elles avaient été.»

«Comment se résoudre à choisir ?»

Un soir, K reçoit la visite d’un drôle de personnage qu’elle va baptiser «l’Homme au chapeau». Il représente l’envahisseur – l’autrice ne nomme jamais les Russes afin de laisser au roman un côté universel – et il va lui imposer une tâche pour elle monstrueuse : elle devra falsifier les œuvres sur lesquelles elle doit veiller afin que le vainqueur de la guerre en sorte glorifié et le perdant définitivement broyé, sans mémoire de sa richesse culturelle passée. Si elle ne s’y résout pas, sa sœur mourra. Première tâche imposée : modifier le manuscrit de l’hymne national ukrainien. «Dans la balance des âmes, la vie de sa sœur d’un côté, l’hymne de l’autre. Comment se résoudre à choisir ?»

K décide d’obéir aux ordres mais bientôt une idée lui apparaît, lumineuse, qui va lui permettre de ménager les deux options : elle va glisser un message dans les œuvres qu’elle modifie, un message que seuls les patriotes ukrainiens pourront reconnaître. Elle sent que les ombres du passé l’accompagnent dans cette entreprise. «A l’encre sympathique, elle avait dessiné sur toutes les pages modifiées un “trézub”, symbole de son pays ; celui-ci ne se révélerait qu’à proximité d’une source de chaleur, comme la flamme d’une bougie. Les techniques allaient des plus artisanales aux plus sophistiquées, mais sur un tableau de Maria Primatchenko, K avait inscrit un message sur le crâne d’un personnage de la composition. Elle avait ensuite pris soin d’ajouter des cheveux, exactement à la manière de l’artiste, à cet homme chauve. Travaillant dans cet esprit […], elle reproduisait le procédé sur plusieurs dizaines de toiles, variant les occasions et les messages, ainsi que l’astuce de leur dissimulation.»

«J’ai baigné dans une culture ukrainienne très forte»

Ce roman très habité d’Alexandra Koszelyk est d’autant plus impressionnant qu’elle n’est jamais allée en Ukraine. «Mes quatre grands-parents étaient ukrainiens, émigrés en France, j’ai donc baigné toute mon enfance dans une culture ukrainienne très forte. J’ai perdu mes parents à l’âge de 8 ans et demi et je les ai associés à l’Ukraine. Quand on me demande d’où je viens aujourd’hui, je dis que je suis ukrainienne, nous a-t-elle confié. Le 25 février, mon écriture a commencé à jaillir, je ne pouvais pas la réfréner. Cette archiviste m’a conquise, je ne pouvais plus la lâcher. Et puis… je voulais que ce livre soit digne du peuple ukrainien.» Ecrire sur l’Ukraine est sans doute une façon de se rendre dans le pays pour cette autrice, par ailleurs enseignante, qui n’a cessé d’être empêchée d’y aller. «J’avais un voyage prévu avec ma grand-mère mais elle a développé la maladie d’Alzheimer. Un autre était prévu en 2020 mais il y a eu le confinement. Quand la guerre a éclaté, j’ai voulu partir pour prendre les armes mais mon fils de 12 ans m’a arrêtée.»

L’homme au chapeau va-t-il être dupe des dissimulations de K ? L’archiviste va-t-elle sauver sa vie et celle de sa sœur ? Il faut bien sûr se plonger dans ce livre sidérant de poésie et d’actualité pour le savoir. Mais ce que l’on comprend d’emblée dans ce roman noir, c’est l’incroyable résilience des Ukrainiens, la force de leur attachement à leur terre. Et à leur culture.

L’Archiviste de Alexandra Koszelyk, Aux forges de Vulcain, 272 pp., 18 euros