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Jobs, Musk… « Les grands entrepreneurs ont certes des qualités, mais aussi beaucoup de chance »

Certains y voient des exemples à suivre. D’autres des patrons avec lesquels ils n’auraient travaillé pour rien à monde. Mais ils ne laissent personne indifférents. Dans son dernier essai Le mythe de l’entrepreneur (Ed. La Découverte), Anthony Galluzzo, maître de conférences à l’Université de Saint-Etienne, s’attaque à l’image « préfabriquée » des héros de l’entrepreneuriat, principalement américains, qui débarquent sortis de nulle part et révolutionnent un secteur. Il tente de démontrer comment leur parcours et leur succès sont romancés pour cacher une réalité profondément capitaliste, qui met en avant le succès individuel et justifie selon lui les inégalités. Entretien.

Un jeune génie, issu d’un milieu modeste, qui révolutionne un secteur industriel depuis son garage pour arriver au sommet d’un empire industriel…. Est-ce un bon résumé du mythe de l’entrepreneur ?

C’est à peu près ça. Si on lit la littérature à propos des célébrités entrepreneuriales, on se rend compte qu’il y a une même façon de parler d’eux, les mêmes thèmes qui reviennent. Un individu supérieurement créatif, visionnaire, qui perçoit ce que le commun des mortels ne peut voir. Il est un inspirateur, guidant ses employés qui seraient perdus sans lui.

Qui est à l’origine de cette image ? Les entrepreneurs ? Les médias ?

Un peu des deux. Il y a d’un côté des entrepreneurs « storytellers », qui vont chercher à se faire connaître, comme Steve Jobs ou Elon Musk. Ils peuvent ainsi valoriser l’image de leur entreprise pour vendre et attirer les investisseurs. Et en face, on trouve des journalistes qui doivent produire du contenu attrayant et cherchent de « bons clients ». Ils vont développer leur notoriété en leur proposant des interviews, en leur accordant des couvertures. C’est ce que j’appelle une relation symbiotique.

Dans votre livre, vous vous attaquez à cette représentation de l’entrepreneur. Ce serait une image fabriquée ?

Il est très difficile de savoir ce qui est réel ou non. Dans la plupart des cas, les sources sont les entrepreneurs eux-mêmes. Mais c’est à peu près toujours la même histoire. On met l’accent sur la précocité des individus, sur leur mise en mouvement à partir d’un traumatisme originel. Par exemple, Steve Jobs est souvent dépeint comme un « marginal », ayant grandi dans un milieu pauvre. En réalité, il est issu de la « middle class » californienne, imprégnée de technologie. Son père était technicien de haut niveau et il a hérité de ce capital culturel. C’est une manière de s’opposer aux autres « grands patrons », auxquels ils ne veulent pas être assimilés.

Pourquoi refuser cette comparaison ?

Mettre leur réussite sur le seul compte de leur génie leur permet de justifier leur pouvoir. Celui qui triomphe du marché par ses seules qualités et son travail mérite de concentrer et de capter un maximum de la valeur produite. Les hommes d’affaires ne seraient que des capitalistes, alors que les entrepreneurs ont « une vision ». Ils ne font pas cela pour l’argent.

Quand Bernie Sanders a rappelé à Elon Musk que lui et quelques autres milliardaires concentraient plus de richesses que des milliards d’êtres humains, ce dernier a répondu que l’argent ne l’intéressait pas, qu’il était en mission pour faire de l’Homme une espèce multiplanétaire. Mettre sa richesse « au service de l’humanité », cela permet d’occulter la question du partage de la valeur et de l’exploitation et d’invisibiliser les milliers d’ingénieurs et managers ultra-compétents et les millions d’ouvriers dans le monde qui travaillent pour eux.

Y croient-ils vraiment ?

Je pense une partie. C’est d’autant plus facile d’y croire quand on est dans une position dominante dans la société. Il est flatteur de penser que si on est riche et puissant, c’est parce qu’on l’a mérité.

Pourtant, vous expliquez que ce mérite est à relativiser…

Je ne nie pas que ces personnages ont des qualités. Mais elles ont surtout beaucoup de chance. Celle d’être né au bon endroit, au bon moment. Il y a des zones où il faut être pour saisir tout un tas d’opportunités. Et c’est précisément là qu’a grandi Steve Jobs, en Californie, en pleine Silicon Valley, dans les années 1960 et 1970, en plein essor de cette industrie.

Dans votre livre, vous parlez essentiellement des Etats-Unis, avec l’exemple de Steve Jobs notamment. Cette vision se diffuse-t-elle en France ?

Pour créer un empire avec une phase d’hypercroissance, il faut être dans des conditions sociales, géographiques et historiques favorables. S’il ne s’agissait que de capacités individuelles, pourquoi, parmi les plus grands entrepreneurs du monde, on ne trouve pas davantage d’individus issus du Soudan, du Mozambique ou du Pakistan ?

Dans la Silicon Valley, par exemple, il y avait toutes les structures nécessaires : laboratoires de recherche, l’Université de Stanford, et un personnel très qualifié de chercheurs et managers. Au moment où Steve Jobs crée Apple, à la fin des années 1970, il pioche dans cet écosystème pour constituer ses forces.

Parmi ces conditions favorables, vous évoquez les investissements de l’Etat…

Totalement. Seul un Etat est capable de générer la recherche fondamentale, que même de grosses entreprises ne prennent pas le risque de subventionner. L’entrepreneur arrive à la fin de ce processus pour saisir ces opportunités, en exploitant une force de travail déjà présente.

N’y a-t-il pas alors une contradiction avec ces entrepreneurs emprunts de liberté et prétendent souvent pouvoir faire mieux que l’Etat ?

Les grandes figures de la Silicon Valley racontent souvent que son histoire débute dans les années 1980. En réalité, dès les années 1910, avec la Première Guerre mondiale, les Etats-Unis investissent massivement dans la région pour produire des radars. Ensuite, pendant plus de cinquante ans, l’Etat va être le principal financeur et client de cet écosystème. C’est seulement ensuite que les investissements privés vont prendre le relais.

On la retrouve un peu partout, et la littérature du développement personnel et du coaching entrepreneurial reprend ces idées. Cela répond à une demande de besoin : on me propose une solution individuelle parce que je suis potentiellement plus fort que les autres. Cela étouffe toute solution collective.

Emmanuel Macron, président de la « start up Nation », peut-il être comparé à un entrepreneur de la politique ?

C’est assez similaire. L’homme parti de rien, rebelle et visionnaire…. Ce sont des éléments narratifs hérités de la littérature romantique et appliqués aux héros entrepreneuriaux, mais aussi aux hommes d’Etat. Avec les « premiers de cordée », le « costard » payé grâce à ses efforts, il y a toute cette phraséologie qui montre que si vous êtes méritant, vous réussirez. Avec en sous-texte l’autre idée : si vous n’avez pas réussi, vous en êtes le seul responsable…