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Josée Kamoun : «Pour Philip Roth, il n’y avait que de la fiction»

En même temps que la biographie de Blake Bailey, Gallimard fait paraître en poche les Faits, l’unique récit autobiographique de Philip Roth, publié pour la première fois en 1988. Josée Kamoun a traduit les deux et évoque sa relation de travail avec l’écrivain disparu en 2018.

Pourquoi avoir retraduit les Faits en 2020 ?

Un texte devient un classique par toutes les lectures qui en sont faites, dans sa propre langue bien sûr, et la traduction est une lecture. Plus vous le retraduisez, plus il gagne en épaisseur. Ces lectures ne sont pas contradictoires, ni même complémentaires ; elles sont densifiantes. Retraduire les Faits, c’est le relire et en exploiter des virtualités qui peut-être n’étaient pas encore arrivées au jour. Ensuite, c’est un texte extrêmement alambiqué. On le voit surtout dans le début, assez conceptuel, où le côté labyrinthique de la phrase témoigne de la virtuosité de Roth et, en même temps, de son désir d’échapper à une lecture plane. Ce n’est pas ce qui se traduit le plus facilement de l’anglais vers le français, aussi c’était intéressant de s’y remettre. Autrement dit, je voulais accrocher d’autres mots, non pas pour contredire mon confrère et prédécesseur [Michel Waldberg, ndlr], mais pour ouvrir l’espace de la lecture.

Quelle place occupe ce texte dans l’œuvre de Philip Roth ?

Une place de pivot, avec la Contrevie qui le précède et fournit d’ailleurs l’exergue au livre : «Cette façon qu’ont les gens de réécrire l’histoire de leur vie, ces vies dont les gens font une histoire.» A 50 ans, Philip Roth s’attaque non seulement à la question de la fiction, mais à celle de l’autofiction, puisque c’est ce dont il va être question dans les Faits. Ce qui est frappant, c’est qu’à partir de ce texte – et singulièrement dans la trilogie composée de la Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et la Tache –, Zuckerman n’est plus le personnage principal des romans et devient témoin et narrateur. Or, les Faits commence par une lettre de Roth à Zuckerman. En s’adressant à sa créature comme à une personne réelle, l’auteur se désigne lui-même comme personnage. Pour Roth, il n’y a que de la fiction : lorsqu’on raconte sa vie, on est dans la fiction, c’est-à-dire dans une édification de causes et de conséquences, une relecture permanente des faits en les articulant différemment.

Comment entendez-vous le titre, les Faits ?

Avec beaucoup d’ironie, bien entendu, car qu’est-ce qu’un fait historique ? Une façon de braquer les projecteurs sur celui-ci plutôt que celui-là. Il n’y a pas de faits historiques, il y a une construction même du fait. Le titre nous renvoie également aux détails biographiques, ceux-là parfaitement clairs : dans quelle école il a été, quel était le métier de son père… Mais avec les «faits», qu’est-ce qu’on fait ? Dans sa biographie, Blake Bailey raconte entre autres comment se construit un jeune garçon dans une famille juive de la classe moyenne, comment se construit un écrivain et comment va évoluer son rapport à la fiction.

Vous étiez proche de Philip Roth. Quel souvenir gardez-vous de lui ?

En traduisant la biographie de Bailey – à laquelle on a pu reprocher son travail d’apothicaire, mais Roth était lui-même un fou du détail –, j’ai appris des choses, dont certaines inattendues. Lorsque j’ai commencé à travailler avec Roth aux Etats-Unis dans son studio de Manhattan, j’ai remarqué qu’il était d’une drôlerie irrésistible. Je sortais de chez lui avec des courbatures aux pommettes parce que j’avais ri pendant des heures. Avec la biographie, je me suis aperçue que, dans les premiers temps de sa carrière, il écrivait des nouvelles sentimentales très idéalistes. En revanche, dans les dîners en ville, il faisait ce que je l’ai connu faire, à savoir le pitre. Un beau jour, quelqu’un lui a dit : «Et si tu écrivais plutôt ça ?» Et ça, c’étaient les germes de Portnoy. Cela étant, en dépit du rire semi-permanent, j’entretenais avec lui un rapport assez austère et unique en son genre. Je n’étais pas son amie, je n’étais pas son amante, je n’étais pas sa sœur, sa cousine, sa parente. Je n’étais que sa traductrice. Nous étions face à face, sans aucun rapport de séduction, à parler de la vie, du sexe, de la mort, du deuil, comme des gens qui n’avaient aucune responsabilité l’un envers l’autre. Deux êtres humains qui allaient mourir dans peut-être pas longtemps et n’allaient pas se raconter d’histoires. C’était une relation d’une grande liberté.

Philip Roth, les Faits, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Folio, 272 pp., 7,80 €.