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Journée des aidants : « C’est un sacrifice pour ma carrière »… Elles s’occupent d’un proche malade et travaillent

Dans l’appartement d’Elsa, il y a l’odeur du café froid, de la vaisselle de la veille et du plat de pâtes qui n’a pas eu le temps d’être fini. Tout respire le manque de temps. Et pour cause, la quadragénaire mène une double vie : employée dans l’informatique et aidante à domicile pour sa mère, atteinte d’une maladie dégénérative. Elsa fait partie des millions de salariés aidants en France, ces personnes qui travaillent et doivent en même temps s’occuper d’un proche malade ou dépendant.

Une tâche qui déborde de toute part dans sa vie, notamment professionnelle : « Etre aidant, c’est forcément un peu sacrifier sa carrière, soupire la Montpelliéraine. Je loupe des réunions et des dossiers importants en étant à temps partiel, je ne participe pas aux discussions lors de la pause-café qui aident à grimper les échelons dans l’entreprise, puisque je suis majoritairement en télétravail pour assurer l’aide à domicile… Mais être une femme, c’est ça, il faut croire : se sacrifier pour les autres. »

Inégalité hommes-femmes

En France, la majorité des salariés aidants sont des femmes (57 % selon le baromètre BVA*). Un chiffre qui monte même à 74 % en cas d’aggravation de l’état de dépendance du parent, selon le rapport Genre et dépendance de 2011. Les femmes aidantes y consacrent également plus de temps que les hommes : en moyenne deux heures de plus par jour.

Hélène Rossinot, docteure en santé publique et autrice des livres Aidants, ces invisibles et Être présent pour ses parents (2019 et 2022, Edition de l’Observatoire), l’affirme : aidant est une tâche trop souvent attribuée aux femmes. « Il y a cette idée encore très sous-jacente dans la société que c’est dans la nature féminine de se dévouer et d’être là pour son prochain, alors que l’homme doit penser à sa carrière et avant tout à lui-même. » Pour illustrer son propos, la spécialiste prend le cas de Catherine Guillouard, ancienne PDG de la RATP ayant annoncé sa démission surprise en septembre 2022, afin d’avoir du temps pour s’occuper de ses parents âgés : « J’attends qu’un grand patron français fasse la même chose, mais cela n’arrive pas ».

Le sacrifice de la carrière

Car comme pour Elsa, le rôle d’aidant se double généralement d’un fort impact sur la vie professionnelle. En France, un tiers des aidants salariés déclarent avoir réduit leur nombre d’heures de travail : 10 % des hommes aidants sont à temps partiel et 25 % des femmes. « C’est un choix qui n’en est pas un : je ne vais pas abandonner ma mère au nom d’une augmentation ou d’une promotion, ça n’a pas de sens. Mais c’est un sacrifice pour ma carrière, clairement », poursuit l’informaticienne.

Pas le choix non plus du côté de Mathilde, avocate de 37 ans : « J’ai voulu déléguer à mon frère, mais il est incapable de faire sa propre cuisine, alors préparer les repas pour ma mère ou veiller sur elle… Nous les femmes, on doit tout faire nous-même, car sinon rien n’est fait. » La trentenaire dit avoir découvert avec ce rôle d’aidant une « autre charge mentale ». Il ne s’agit plus de gérer tout en ce qui concerne l’éducation des enfants, mais prendre en main ses propres parents. « Il faut penser à tout, pour soi, mais aussi pour tous les autres : enfants, époux et désormais ma mère. Forcément, le cerveau est occupé à tout ça et moins efficace pour travailler. »

« La bonne décision », mais à quel prix ?

Hélène Rossinot confirme l’impact délétère de cette mission pour l’aspect professionnel : « Cela augmente la fatigue, diminue la concentration, attaque la santé mentale et physique. Les entreprises manquent de culture sur le cas des aidants et ces employés sont souvent stigmatisés ou mis à l’écart ». Il serait grand temps de changer les choses, estime l’experte, d’autant qu’avec le vieillissement de la population, la multiplication des maladies chroniques et le fait que les personnes âgées restent de plus en plus à domicile, le nombre de salariés aidants risque de fortement augmenter.

Un constat que vit amèrement Mathilde. Elle a vu de nombreux dossiers importants lui être refusés depuis qu’elle s’occupe de sa maman : « Le plus triste, c’est que ma mère a négligé sa carrière pour compenser l’incompétence de mon père à cogérer notre éducation et je fais pareil avec la mienne pour elle en compensant mon frère. On est les laissés pour compte ». Elle l’admet en chuchotant, comme par honte, certains soirs, quand la mère est enfin calme et couchée, Mathilde s’imagine ce que sa carrière aurait été sans la démence de son parent : « J’ai pris la bonne décision, j’en suis convaincue. Il fallait que je m’occupe de ma mère. Mais quand je pense à ce que cela me coûte, et ce que j’aurais pu devenir sans ça, c’est difficile de ne pas déprimer. »

Conséquence délétère au travail

La diminution du volume horaire et l’utilisation du temps partiel précarisent également les femmes : « On touche des salaires moins élevés alors qu’on doit faire plus de dépenses pour veiller sur nos proches », se désespère Elsa. Le manque d’aides financières se fait cruellement sentir dans ses comptes en banque. Chloé, professeure de 52 ans et qui s’occupe de son père, s’énerve : « Vous savez pourquoi il y a si peu de financement et de considérations pour les salariés aidants ? Parce que ce sont quasi exclusivement des femmes et qu’on imagine que c’est leur rôle naturel de se sacrifier. Il y aurait 90 % d’hommes aidants, l’Etat aurait sorti du soutien financier et des mesures chocs pour les aider. On paie encore notre déconsidération. »

Pour elle, pas de temps partiel possible, « le salaire serait vraiment trop bas pour vivre sinon », mais une immense charge mentale et un sentiment d’incompréhension de la part de ses collègues : « Pour eux, m’occuper de mon père, ce ne doit pas être si difficile que ça, ni coûteux en énergie. Ils ont du mal avec ma fatigue, ils trouvent que j’en fais trop, mais qu’est-ce qu’ils en savent ? Etre aidante, c’est vraiment la double peine : on bosse plus que les autres et on se fait taxer de flemmarde. Mais bon, on est des femmes, on peut tout encaisser je suppose… »