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L'anorexie n'est pas qu'une maladie de filles riches, blanches et minces

Temps de lecture: 11 min

Makailah Dowell a grandi dans une petite ville de l'Idaho. Elle a connu les privations alimentaires et la condition de SDF. Ce ne sont pas ses parents biologiques qui l'ont élevée mais sa grand-mère, qui avait du mal à joindre les deux bouts avec un salaire de femme de ménage. Pour l'essentiel, elles ont survécu grâce à des bons d'alimentation et à des produits à prix discount de moindre qualité –sauf les rares jours où sa grand-mère revenait avec un généreux carton de nourriture, offert par l'hôtel où elle était employée.

«C'est à ce moment-là que les crises de boulimie ont commencé», se souvient-elle. Après une longue journée de cours, où elle était victime de harcèlement en raison de ses origines ethniques (afro-américaines) et de sa corpulence, l'adolescente cédait à un besoin compulsif de manger, perdant le contrôle devant cette abondance inhabituelle de victuailles. S'ensuivait un sentiment de culpabilité insupportable. Elle a commencé à se faire vomir pour essayer de réparer les dégâts.

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Lorsqu'elle a pris conscience que quelque chose clochait, le cercle vicieux de la boulimie était déjà bien installé. Mais lorsqu'elle a demandé de l'aide à son médecin, celui-ci a éludé le problème. À ses yeux, il s'agissait clairement d'un préjugé de la part du corps médical: «Il s'est contenté de regarder mon poids et ma race et a dit qu'il n'y avait pas de raison de s'inquiéter», dit-elle. Il a fallu attendre cinq ans pour que son trouble soit diagnostiqué, à l'âge de 16 ans, et seulement parce qu'un dentiste a remarqué que l'émail de ses dents était sérieusement abîmé, ce qui est un effet secondaire courant des vomissements à répétition.

On a l'habitude de considérer que les troubles du comportement alimentaire touchent les jeunes filles ultra-minces, blanches et aisées, le stéréotype de la SWAG (skinny, white, affluent girl). Dans l'imaginaire collectif, le patient type est une jeune femme blanche qui n'a que la peau sur les os. Éventuellement, elle s'accorde une maigre tranche de fruit ou une fine rondelle de concombre, en espérant rentrer dans un nouveau jean de créateur en taille XXS. Mais les dernières études révèlent que le cas de Makailah Dowell est loin d'être une exception. Par exemple, les personnes de forte corpulence peuvent souffrir de troubles du comportement alimentaire, comme l'a récemment montré un article du New York Times.

La gravité des troubles est proportionnelle au niveau d'insécurité alimentaire

Certaines des dernières études les plus frappantes alertent sur la coïncidence des troubles du comportement alimentaire et de l'insécurité alimentaire. Définie par le département américain de l'Agriculture comme «la disponibilité limitée ou incertaine d'aliments sûrs et adéquats sur le plan nutritionnel», l'insécurité alimentaire touche 34 millions d'Américains, dont 5 millions d'enfants. Un nombre disproportionné de personnes souffrant d'insécurité alimentaire vivent dans des foyers monoparentaux, s'identifient comme noires ou hispaniques et résident dans des régions rurales, ce qui dessine un profil très proche de celui d'A. Dowell.

L'étude décisive sur l'insécurité alimentaire et les troubles du comportement alimentaire a été réalisée par la Trinity University en 2017. En partenariat avec la banque alimentaire de San Antonio, les chercheuses ont étudié la prévalence de ces troubles chez les bénéficiaires d'aide alimentaire. Leur échantillon incluait des personnes qui ne correspondent pas au stéréotype SWAG, principalement à deux égards: la majorité des participants appartenaient à des minorités ethniques et raciales, et près de 60% d'entre eux gagnaient moins de 10.000 dollars (environ 9.300 euros) par an.

Les chercheuses ont interrogé les participants pendant que ceux-ci attendaient leur tour lors d'une distribution de repas. Elles ont recueilli des données sur les niveaux d'insécurité alimentaire et les symptômes de troubles du comportement alimentaire (notamment la restriction calorique, les accès boulimiques et l'auto-stigmatisation en cas de prise de poids). Au moment du bilan, elles ont constaté un lien évident: pour chaque mesure clé, la gravité des troubles était directement proportionnelle au niveau d'insécurité alimentaire.

À la surprise des chercheuses, l'insécurité alimentaire était également associée à une augmentation de ce que l'on appelle les «comportements compensatoires», tels que les vomissements provoqués et l'utilisation de laxatifs. En bref, elles ont constaté un large éventail de symptômes, avec une gravité accrue chez les personnes souffrant d'insécurité alimentaire.

Une focalisation des recherches sur la population «blanche et riche»

Rétrospectivement, le lien est tout à fait logique, explique Carolyn Becker. Cette professeure de psychologie qui étudie l'image corporelle et les troubles du comportement alimentaire est coautrice de l'étude de San Antonio. Elle cite la célèbre étude d'Ancel Keys réalisée pendant la Seconde Guerre mondiale, connue sous le nom de «l'expérience de privation alimentaire du Minnesota», au cours de laquelle trente-six jeunes hommes adultes en bonne santé ont volontairement perdu 25% de leur poids.

Au cours de l'expérience, qui a duré un an, Keys a vu les participants développer un certain nombre de symptômes caractéristiques, notamment les crises de boulimie, les vomissements provoqués ou la prise de laxatifs, des rituels de repas anormaux et un rapport obsessionnel à la nourriture. Même après l'expérience, ils ont eu du mal à retrouver des habitudes saines: lors d'une étude de suivi menée cinquante-sept ans plus tard, nombre d'entre eux ont signalé des crises de boulimie et une prise de poids anormale. Les résultats suggèrent qu'une restriction calorique prolongée –même lorsqu'elle n'est pas liée à des problèmes de poids – expose les personnes à un risque de troubles alimentaires.

«C'était vraiment triste, parce que la prévalence des troubles était si considérable, le rôle de la pauvreté si évident, et que cette population a été si peu étudiée.»
Carolyn Becker, professeure de psychologie

Pendant des décennies, les spécialistes de ces troubles se sont appuyés sur l'étude Keys pour illustrer la multiplicité des effets néfastes de la faim et de la restriction calorique, tant auprès de leurs patients que dans les médias. Le fait que cette étude ne les ait pas amenés à s'intéresser aux communautés les plus susceptibles de souffrir de la faim –c'est-à-dire aux populations touchées par l'insécurité alimentaire– témoigne de la focalisation des chercheurs sur la population «blanche et riche». Carolyn Becker reconnaît elle-même avoir été influencée par ce stéréotype; pendant une grande partie de sa carrière, elle a axé ses recherches sur des profils de patientes classiques, par exemple les membres d'associations étudiantes (les sororités américaines).

Le déclic s'est produit lorsque des étudiants lui ont exposé leur projet d'étudier les troubles du comportement alimentaire chez les populations marginalisées. Plus tard, en y réfléchissant lors d'une promenade avec ses chiens, Carolyn Becker s'est souvenue de l'expérience de privation alimentaire du Minnesota. Elle y a vu l'occasion de vérifier si les conclusions de Keys pouvaient s'appliquer aux communautés exposées à l'insécurité alimentaire, et a donné le feu vert à ses étudiants. Lorsque les résultats sont arrivés, confie-t-elle, «c'était vraiment triste, parce que la prévalence des troubles était si considérable, le rôle de la pauvreté si évident, et que cette population a été si peu étudiée».

«Les évaluations sont marquées par des présupposés culturels»

Dans les années 1980, les auteurs du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ont consacré aux troubles du comportement alimentaire une section distincte, donnant ainsi le coup d'envoi à une série de recherches sur des pathologies telles que l'anorexie et la boulimie. Mais la majorité des études cliniques se sont concentrées sur des femmes blanches en sous-poids –de sorte que les résultats renseignent essentiellement sur cette frange étroite de la population.

Les échantillons traditionnellement utilisés ont influencé la manière dont les troubles alimentaires sont dépistés, diagnostiqués et traités. De simples choix de formulation peuvent avoir un impact considérable: «Les évaluations que [les médecins] utilisent sont très marquées par des présupposés culturels», explique Leslie Garcia, une coach spécialisée dans ce domaine et qui adopte une perspective décoloniale. Elle explique que les questions standard «ne sont pas nécessairement adaptées quand il s'agit de personnes de couleur».

Par exemple, l'une des cinq questions du Eating Disorder Screen for Primary Care, un outil couramment utilisé dans le dépistage des troubles, est la suivante: «Des membres de votre famille ont-ils souffert d'un trouble du comportement alimentaire?» Sachant que les personnes de couleur ont longtemps été écartées de toute possibilité de diagnostic et de traitement –et qu'il existe des différences culturelles dans la manière d'évoquer la santé mentale–, une personne interrogée non blanche pourrait ne pas être en mesure de répondre à cette question avec exactitude. Et bien que la majorité des personnes concernées ne soient pas en sous-poids, la plupart des compagnies d'assurance calculent la couverture sur la base de la «nécessité médicale», un terme mal défini qui se réfère trop souvent à la maigreur, point final.

Des insécurités liées

Dans le sillage de l'étude de San Antonio, un nombre restreint mais croissant d'autres chercheurs ont accumulé des preuves qui vont à l'encontre du stéréotype de la SWAG. L'insécurité alimentaire a récemment été mise en corrélation avec une prévalence accrue des troubles de l'alimentation, de la boulimie et de l'anorexie, ainsi qu'avec des comportements de contrôle du poids préjudiciables à la santé tels que l'utilisation de laxatifs et le jeûne –toutes manifestations, qui, en fin de compte, sont révélatrices d'un rapport perturbé à la nourriture.

Fin 2022, des chercheurs de l'Université du Minnesota ont tenté d'en expliquer les raisons. Dans le cadre d'une enquête menée auprès de soixante-quinze jeunes adultes en situation d'insécurité alimentaire –dont la majorité étaient des femmes et des personnes de couleur–, ils ont trouvé des arguments en faveur de l'effet «festin-famine», à savoir une tendance naturelle à se gaver après des périodes de privation alimentaire.

«L'insécurité alimentaire se double souvent d'une insécurité du logement, laquelle est également associée à des traumatismes, qui ont à leur tour des liens avec le racisme et toute une série d'autres facteurs.»
Fatima Cody Stanford, médecin et scientifique affiliée à la Harvard Medical School

Cette réaction biologique se trouve renforcée par la périodicité du Supplemental Nutrition Assistance Program (programme d'aide alimentaire anciennement connu sous le nom de «food stamps», programme de bons alimentaires), qui distribue des allocations forfaitaires une fois par mois. Arrivé au milieu du mois, le ménage moyen bénéficiant du SNAP a utilisé plus des trois quarts des prestations, et se trouve donc en difficulté en attendant la prochaine distribution. Des prestations plus fréquentes –et plus substantielles– permettraient aux bénéficiaires de mieux réguler leur consommation et réduiraient la probabilité que ne s'installe l'effet «festin-famine».

Ces premiers résultats soulèvent aussi des questions concernant les autres personnes qui ont été laissées de côté. Lorsque les chercheurs s'intéressent aux populations touchées par l'insécurité alimentaire, ils découvrent des individus qui sont à l'intersection d'une myriade d'identités marginalisées. «L'insécurité alimentaire se double souvent d'une insécurité du logement, laquelle est également associée à des traumatismes, qui ont à leur tour des liens avec le racisme et toute une série d'autres facteurs», explique Fatima Cody Stanford, médecin et scientifique affiliée à la Harvard Medical School et spécialisée dans l'étude de l'obésité. Chacun de ces facteurs devrait servir de prisme à travers lequel envisager les relations avec la nourriture. Si nous voulons intégrer les personnes qui ne correspondent pas au stéréotype, nous devons disposer de bien davantage d'études pour prendre toute la mesure de leur expérience de vie.

Quelles solutions?

«Il y a beaucoup de malentendus concernant les personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire et les implications réelles», affirme Rebecca Eyre, thérapeute agréée et PDG de Project Heal, une organisation à but non lucratif dont l'objectif est d'éliminer les obstacles au traitement. L'organisation propose des évaluations cliniques gratuites, des traitements gratuits ou à un prix fortement réduit, un accompagnement en matière d'assurance et une assistance en espèces pour couvrir les frais supplémentaires, tels que la nourriture et le gaz.

Dans tous les programmes, les prestataires travaillent sur la base d'un modèle de réduction des risques, en évaluant la possibilité que différents types d'aide ne s'avèrent contre-productifs, et en s'efforçant de développer des solutions alternatives pour assurer le bien-être des patients. Par exemple, s'il s'agit de placer une femme noire de forte corpulence dans une structure médicale, le personnel de Project Heal veillera à éviter les établissements où la patiente risque d'être victime de micro-agressions et d'une stigmatisation liée à son poids. S'il s'agit d'un·e patient·e trans, ils privilégieront un programme annoncé comme non genré et des médecins qui respectent les noms et les genres choisis.

«Nous savons quels sont les établissements qui sont au point sur ces thématiques, et quels sont ceux qui ont du retard, explique Rebecca Eyre, et nous choisissons l'endroit en fonction de ces informations.» S'il n'est pas possible d'opter pour un traitement hospitalier respectueux de l'identité, Project Heal élabore des programmes de rétablissement hybrides à partir d'une diversité de ressources ambulatoires.

«Nous allons assister à une augmentation de l'insécurité alimentaire généralisée.»
Annette Nielsen, directrice exécutive du Hunter College NYC Food Policy Center

Tandis que des organisations à but non lucratif comme Project Heal élargissent l'accès aux ressources thérapeutiques, les problèmes qui engendrent et exacerbent les troubles du comportement alimentaire persistent. Dans les communautés touchées par l'insécurité alimentaire, la situation risque de s'aggraver avant de s'améliorer. Le Congrès a récemment réduit les prestations alimentaires liées au Covid-19, qui permettaient à toutes les familles éligibles de bénéficier de l'allocation mensuelle maximale du SNAP, indépendamment de leurs revenus.

Bien que cette aide d'urgence ait été conçue comme une mesure temporaire, elle a permis de réduire la pauvreté de manière drastique, ce qui prouve à quel point les Américains ont besoin de plus de soutien, et non de moins. Pour de nombreuses familles, la suppression de l'aide revient à perdre des centaines de dollars par mois. Avec l'inflation (les prix des produits alimentaires ont augmenté de 11,4% en 2022), ce retour en arrière porte un coup terrible aux ménages à faibles revenus. «Nous allons assister à une augmentation de l'insécurité alimentaire généralisée», déclare Annette Nielsen, directrice exécutive du Hunter College NYC Food Policy Center (centre consacré à la politique alimentaire du Hunter College de New York).

Makailah Dowell considère qu'elle a eu de la chance. Après avoir été diagnostiquée boulimique, elle et sa grand-mère se sont battues bec et ongles pour que Medicaid prenne en charge la psychothérapie. Ensemble, elles ont réussi à mettre au point un plan de traitement à domicile. (Elles n'avaient pas les moyens de payer les soins en établissement, qui peuvent s'élever à plus de 1.200 dollars, soit 1.120 euros par jour). Contre toute attente, elle s'est rétablie. Aujourd'hui, elle travaille comme «lead pear mentor» (mentor principale pour ses pairs) chez Equip, un programme national de télésanté sur les troubles du comportement alimentaire, qui aide des personnes de tous horizons à se rétablir.

Pour elle, rendre les soins accessibles implique d'aller à la rencontre des communautés qui en ont besoin –sans attendre des personnes appartenant à ces communautés qu'elles fassent des pieds et des mains pour obtenir des ressources de base. Comme elle le remarque: «Comment trouver le temps quand on fait des semaines de soixante heures? Comment trouver le temps quand l'urgence est de payer ses factures?»