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L'étrange histoire des archives Barragán: un bunker en Allemagne et une love story gothique

Temps de lecture: 6 min

De Barragán, l'un des maîtres du mouvement moderne et incontestablement le plus célèbre architecte du Mexique (où il a vu le jour en 1902), on retient surtout son usage de la couleur. Ses structures dépouillées et planes affichent de vifs aplats jaunes, roses, coloris inspirés des haciendas traditionnelles. La technique narrative appliquée à ses plans architecturaux lui permettait de dévoiler au visiteur chaque élément l'un après l'autre.

Cette expérience visuelle et sensorielle, Barragán la désignait avec humour comme «un strip-tease architectural». Le prix Pritzker, récompense ultime dans son domaine d'expertise (considéré comme le Nobel de l'architecture), lui a été donné en 1980 en récompense pour son art de «sublimer l'imagination poétique».

«L'histoire des archives de Barragán est surréaliste», déclare Daniel McLean. En 1986, au moment où Barragán rédige son testament, il se sait condamné par la maladie de Parkinson. L'architecte choisit de diviser son héritage en deux parties. Ainsi, la propriété de son iconique maison-atelier et studio à Mexico, ses archives personnelles et sa bibliothèque seront confiées aux soins de son ami Ignacio Díaz Morales, avec une requête: celle de la confier à un institut consacré à l'architecture. En parallèle, c'est son partenaire de travail Raúl Ferrera qui aura la responsabilité de ses archives professionnelles ainsi que les droits, documents, films, dessins, maquettes, etc.

Barragán s'éteint en novembre 1988. La Fundación de Arquitectura Tapatía Luis Barragán (FATLB) voit le jour sous l'impulsion de Díaz Morales, et devient propriétaire de la maison, du studio et des archives personnelles. L'État de Jalisco est co-propriétaire du musée Casa Barragán, la maison-studio désormais classée à l'Unesco depuis 2004. Quant aux archives professionnelles et aux copyrights, ils reviennent comme prévu à Ferrera. Mais ce dernier, perclus de dettes, se donne la mort en 1993. Sa veuve, Rosario Uranga, en hérite.

C'est elle qui créera la première controverse: ne trouvant pas d'acheteur au Mexique (elle en demande plus d'un million de dollars), le fonds quitte son pays d'origine quand elle décide de se tourner vers un marchand d'art new-yorkais spécialisé en architecture, Max Protetch.

Les Torres de Satélite (Tours satellites) de Luis Barragán, grandes sculptures urbaines construites en 1958, à Mexico. | júbilo haku via Flickr

Love at first sight

Protetch, interrogé par le New Yorker, se souvient d'avoir vu débarquer un beau soir de 1995, sous son regard incrédule, des dizaines et des dizaines de boîtes d'archives. Elles étaient si lourdes qu'il a craint que le plancher de sa galerie de SoHo cède. «En panique, j'ai demandé de l'aide à toutes les personnes que je suis parvenu à joindre par téléphone et nous avons étalé les boîtes dans toute la galerie, en attendant que je puisse, le lendemain matin, appeler un ingénieur.» On estime qu'elles contenaient plus de 13.000 dessins, 7.500 photos, 7.800 diapositives, modèles architecturaux, correspondance et documents variés.

À l'époque, le nom de l'architecte mexicain est peu ou prou inconnu du grand public. «C'est frappant, confiait l'architecte britannique John Pawson en 2004, mais peut-être est-ce parce que la majorité de son travail était à échelle modeste et de nature privée.» Bien que le Museum of Modern Art de New York lui ait consacré une rétrospective en 1976, quatre ans avant la récompense du Pritzker, le Mexicain n'a «pas eu le vaste impact qu'ont pu avoir Mies van der Rohe et Le Corbusier».

Tandis que les archives s'exilaient, deux nouveaux personnages entraient en scène. Une historienne d'architecture italienne, Federica Zanco, et son fiancé suisse, Rolf Fehlbaum, voyageaient à Mexico et demandaient la permission de visiter la maison du maître. La fondation Barragán est déjà établie, mais la maison-atelier pas encore ouverte au public. Son directeur, Juan Palomar, se souvient d'avoir reçu plusieurs coups de téléphone l'informant que «deux personnes très importantes venues de Suisse» souhaitaient visiter la maison. Federica s'intéresse de près, explique-t-elle alors, à la carrière et l'œuvre de l'architecte. Ils font, lors de la visite qui leur est accordée, montre d'un enthousiasme peu commun. «Comme disent les Français, se remémore Juan Palomar, c'était un coup de foudre, love at the first sight

Détail de la maison-atelier de Luis Barragán, inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 2004. | Talia Gavish via Flickr

La corbeille de mariage

En 1995, Fehlbaum et Protetch parviennent à un accord. L'homme d'affaires achète les archives pour un montant estimé, selon les sources, entre 2,5 et 3 millions de dollars (l'équivalent de 4,9 à 5,8 millions en 2022). On racontera qu'il s'agissait du cadeau de mariage de Rolf à Federica. Une corbeille peu ordinaire.

Max Protetch confirme que cela a bien été mentionné, un souvenir partagé par Rosario Uranga. Felhbaum, le généreux promis, assure ne plus se souvenir des détails lorsque Magid l'interroge à ce sujet vingt ans plus tard. L'anecdote, qui pourrait sembler n'être qu'un point de détail dans l'histoire, revêtira plus tard un rôle symbolique majeur.

Les archives s'envolent donc à nouveau, cette fois en direction de la Suisse. L'année suivante, la Barragan Foundation (sans accent, pour se différencier de celle domiciliée dans le pays de naissance de l'architecte) est inaugurée. Federica Zanco la dirige. L'institution sera physiquement abritée dans un bunker inaccessible au public en Allemagne, sur le campus Vitra. La marque, l'un des plus importants fabricants de mobilier de designer, a été fondée par les parents du futur marié.

Le showroom Vitra par Herzog et de Meuron, à Weil-am-Rhein. | Marco Verch via Flickr

La compagnie est connue pour ses prestigieuses collaborations. Sur son «campus» de Weil-am-Rhein en Allemagne, proche de Bâle, plusieurs bâtiments de Starchitectes se côtoient.

Herzog et de Meuron ont réalisé la Vitrahaus, le fabuleux showroom fait de bâtiments apparemment empilés, et le Schaudepot où s'expose la collection de 7.000 meubles et plus d'un millier de luminaires racontant l'histoire du design de 1800 à nos jours. La grande Zaha Hadid y a construit son tout premier bâtiment en 1993, sans doute la plus célèbre caserne de pompiers qui soit. La même année, Tadao Ando y signait le Conference Pavilion.

Frank Gehry (l'architecte du musée Guggenheim de Bilbao et de la fondation Luma à Arles) a dessiné le musée du campus, qui héberge des expositions temporaires, et le bunker au sein duquel les archives tombées dans la corbeille de mariage allaient être conservées.

Tous droits réservés

Les étapes qui suivent achèveront de verrouiller l'accès à l'œuvre: les frères Rolf et Raymond Fehlbaum déposent aux États-Unis la marque Luis Barragan, toujours sans accent. Elle sera enregistrée en 2000. La fondation a aussi acquis les négatifs et le fonds photographique d'Armando Salas Portugal (qui a collaboré avec l'architecte de 1940 à la mort de ce dernier) en rapport avec l'œuvre de Barragán (y compris ses projets non réalisés), ainsi que leurs droits. Les chercheurs en architecture du XXe siècle s'inquiètent de se voir refuser l'accès aux archives, et toute reproduction d'une œuvre ou d'une photographie d'une œuvre de l'architecte est soumise à d'incontournables règles et droits à acquitter.

«Il y a une relation posthume entre Barragán et Federica et un triangle relationnel entre eux deux et Rolf Fehlbaum.»
Jill Magid

En 2001, une monographie de la main de Federica Zanco, intitulée LUIS BARRAGAN: The Quiet Revolution, est enfin publiée. L'ouvrage contient environ cinq cents illustrations, tous droits réservés. Une exposition éponyme est organisée par Vitra, qui voyage dans plusieurs pays, dont le Mexique. Retourné dans son bunker suisse, l'héritage de Barragán redevient inaccessible. Lorsqu'en 2013 Zanco est interrogée sur ses motivations par le New York Times, elle se défend d'avoir «gardé son héritage pour elle», comme certains l'en accusent.

Affiche de l'exposition LUIS BARRAGAN: The Quiet Revolution.

Elle dit comprendre les réactions de ceux qui auraient souhaité le voir rester au Mexique («peut-être ai-je heurté certaines sensibilités sans le vouloir»), mais voit son intervention comme providentielle plus qu'opportuniste: «Imaginez ce qui serait arrivé si nous avions laissé les archives: elles auraient été dispersées, et ce serait bien plus difficile qu'aujourd'hui de réunir informations et documents.» Un accès défendu, des copyrights ficelés trop serrés? Qui rapportent très peu, assure-t-elle, et de plus «la fondation n'a pas le temps de traiter toutes les requêtes» puisqu'elle est mobilisée sur l'élaboration d'un catalogue raisonné en deux volumes.

Une histoire d'amour gothique

D'aucuns verraient cependant une certaine forme d'ironie dans le fait qu'une marque connue pour la reproduction et la distribution à grande échelle de pièces de mobilier iconiques privatise l'héritage d'un architecte. Ou pourraient s'étonner de ces confidences de Rolf Felhbaum, propriétaire de Vitra et de la fondation Barragan, faites en 1995 (l'année de son achat des archives professionnelles de Barragán) à une journaliste de Libération: «Notre recherche d'individualisme […] nous a fait perdre le sens de la communauté et de la collectivité.» «On a oublié, poursuivait-il, qu'avoir une pensée généreuse c'est recevoir.» Il est l'auteur d'une thèse de doctorat sur Saint-Simon, «père du socialisme et de l'industrie généreuse».

«C'est le fil narratif autour des archives qui m'intrigue.» Jill Magid y voit «une histoire d'amour gothique» sous-tendue d'une intrigue secondaire basée sur le copyright et la propriété intellectuelle. «Il y a une relation posthume entre Barragán et Federica et un triangle relationnel entre eux deux et Rolf Fehlbaum.» Une histoire dont elle va entreprendre de mettre en exergue les limites et étrangetés.

La suite de l'étrange histoire des archives Barragán demain, dans le troisième épisode de notre série Amour, gore et propriété (intellectuelle): «La femme au sombre héros»