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L’historien, le présent et le futur

Un historien, donc un spécialiste du passé, est-il utile pour comprendre et même commenter l’actualité la plus brûlante ? L’université de Potsdam a réuni récemment plusieurs chercheuses/chercheurs pour discuter de l’intervention des scientifiques en temps de crise, et parmi eux le spécialiste d’histoire militaire Sönke Neitzel, qui s’interroge sur ses capacités à informer véritablement sur ce qui se joue dans la guerre en Ukraine alors même qu’il ne dispose que de peu de documents. Bien des commentaires relèveraient dès lors de la boule de cristal… En effet, en général, c’est après de longues recherches documentaires dans les archives que l’historien délivre ses conclusions. Neitzel entend dès lors limiter ses interventions médiatiques et réserver ses analyses pour des institutions plus discrètes. Ses propos ont fait réagir certains de ses collègues sur Twitter. Christoph Nübel, sous une forme humoristique, dit ainsi : « Comme historien militaire, je suis tout à fait qualifié pour commenter la guerre entre la Russie et l’Ukraine… dans trente ans. » Autrement dit, quand on aura pu étudier, avec le recul, certains des documents disponibles.

Ces échanges posent en vérité des questions d’importance. Ils rappellent qu’être historien ne prédispose pas à livrer des visions du futur des sociétés qui soient particulièrement pertinentes. Pour ma part, je refuse toujours de répondre, au nom de mes qualités professionnelles, sur ce qui peut advenir, sur ce qui risque de se passer dans tel ou tel contexte. Au mieux peut-on dessiner des tendances sur le temps long en laissant chacun spéculer sur les trajectoires qui paraissent les plus solides. Laissons donc le futur. Et qu’en est-il du présent ? Les historiens de la guerre, des pays de l’Est sont-ils en mesure de commenter ce qui se joue en Ukraine avec une acuité particulière, avec la même pertinence que des spécialistes des questions contemporaines ? À vrai dire, là aussi, une certaine réserve semble de mise. De fait, on ne dispose pas des archives sur les décisions qui sont prises en ce moment, ou il y a peu, ni des enquêtes ou rapports touchant aux populations elles-mêmes. Beaucoup de commentaires à chaud risquent d’être contredits ou invalidés lorsque l’on disposera du recul nécessaire et de travaux approfondis et documentés.

Il y a en revanche un domaine où les historiens sont sans conteste utiles à la lecture de ce conflit : celui des usages de l’histoire. En effet, Vladimir Poutine, dans de nombreux discours publics, et notamment dans un long texte de juillet 2021, justifie sa politique vis-à-vis de l’Ukraine, puis son attaque, non seulement par la situation présente mais encore par l’histoire des deux pays. Il remonte même au Moyen Âge pour justifier une union quasi naturelle de deux peuples, russe et ukrainien, bien sûr in fine sous la conduite de la Russie. L’histoire serait une justification de la guerre, et même une légitimation d’ensemble de la lecture russe du présent. Ce discours est fondé sur des analyses tendancieuses et de multiples déformations. À cela s’ajoute le renvoi des Ukrainiens à une forme de fascisme intrinsèque ancré dans une continuité historique : il faudrait alors les « dénazifier ». Le pouvoir poutinien exerce de manière générale un fort contrôle sur l’écriture du passé.

On voit bien comment l’histoire est ici un combat et combien, dès lors, les explications historiennes permettent de ne pas se laisser prendre à ces discours. Il ne s’agit pas de dire le bien et le mal, mais de livrer tous les éléments de contexte qui aideront chacun à lire des récits historiques qui se présentent comme des vérités ou des évidences, avec toute la distance critique nécessaire.