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« L’Impitoyable aujourd’hui » : résilience littéraire

L’Impitoyable aujourd’hui

d’Emmanuelle Loyer

Flammarion, 358 p., 22,90 €

Il est des phrases qui cristallisent des prises de conscience et agissent comme des aimants, des appels. Pour l’historienne Emmanuelle Loyer, ce fut une expression, « l’impitoyable aujourd’hui », deux mots lus, oubliés et revenus à sa conscience en un temps de douleur et de désorientation personnelle, redoublé par la crise sanitaire.

Quelques recherches lui ont permis de retrouver leur auteur. Ces mots sont signés de l’écrivain Jean Guéhenno (1890-1978) qui, en juillet 1937, procédant à un examen de conscience face à la montée du nazisme, remet en question ses convictions antibellicistes. Il faut, perçoit-il dans le tumulte de son présent, penser « les engagements qu’exige de nous l’impitoyable aujourd’hui ».

L’aiguillon d’une recherche

Pour l’historienne, cette expression a été l’aiguillon d’une recherche. Grande lectrice, elle s’est demandé comment la littérature, l’histoire et l’ethnographie peuvent aider en des temps de désorientation. Le nôtre est celui de la crise sanitaire, économique, écologique, et plus profondément celle d’une modernité qui avait imposé une manière de vivre le temps selon la flèche du progrès. « L’histoire, les sciences sociales et la littérature peuvent se rejoindre pour penser ensemble ce que beaucoup considèrent désormais comme le nerf de la guerre – inventer un nouveau rapport au temps », propose Emmanuelle Loyer. Pour elle, « la discipline historienne joue un grand rôle dans cet estrangement (“éloignement”) à l’égard de notre aujourd’hui. Elle nous incite à nous déprendre de nos évidences locales, à décrire, restaurer et sauvegarder des espaces d’expériences et des manières d’habiter le temps différentes des nôtres ».

Son ouvrage, où le lecteur compagnonne avec Balzac et Hugo, Colette et Julien Gracq, Vladimir Grossman et Pierre Michon, repose sur une confiance en la littérature, qui « pense » et mieux encore « donne à penser », et sur la conviction que le fictif et le vrai « marchent ensemble ». La littérature, rappelle l’historienne en citant le critique Roland Barthes, offre du réel une expérimentation, une « simulation », un « faire comme si », qui permet d’oxygéner notre manière de voir et d’en proposer d’autres, jusqu’alors inaperçues.

Dilater le présent, offrir des temporalités plurielles

Dilater le présent, offrir des temporalités plurielles, et même autoriser le contretemps : ce livre original rend compte de ces puissances littéraires. Il le fait par une succession d’études singulières et précises, rassemblées autour de quatre thématiques : les mondes d’hier et les savoirs du crépuscule, les illusions perdues, le motif de la ruine et l’écriture de la catastrophe, le rapport au contemporain.

Au fil des pages, le lecteur est emporté dans une grande diversité d’univers s’échelonnant entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXIe siècle. Il traverse les récits de la disparition des mondes ruraux, des mélancolies romantiques, de l’effroi devant la guerre totale… Les chapitres se succèdent plus qu’ils n’offrent une progression – ce qui est peut-être la limite structurelle de l’ouvrage –, mais chacun d’eux remplit à sa manière la promesse de desserrer l’étau du temps. « Nourris de compassion (…), ces livres de littérature comme de sciences sociales pourvoient une consolation possible », espère Emmanuelle Loyer. Ils témoignent en tout cas d’un refus de se résigner devant l’impitoyable. Et c’est déjà beaucoup.