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«L’Invitée» d’Emma Cline, sables émouvants

A quoi reconnaît-on «les autres filles» ? «Rouge à lèvres vif, pigmenté», rouge en général. «Chaussures à talons hauts, qu’elles avaient sans doute enfilées à l’entrée du restaurant.» Robe courte, sac à main. «Des filles travesties en filles.» Des «girls» au pluriel, comme dans le premier roman d’Emma Cline, The Girls (La Table Ronde, 2016), qui valut à la jeune Californienne (27 ans à l’époque, 34 aujourd’hui) un contrat de deux millions de dollars. Nous étions alors à la fin des années 60 et Evie, 14 ans, rejoignait une bande de filles croisées dans un parc, «aussi racées et inconscientes que des requins qui fendent les flots». Les «girls» d’ici sont d’une autre race. Elles ne se trouvent ni dans les parcs ni dans les ranchs. Elles ne fouillent pas les poubelles, mais se font offrir leurs verres, leurs repas et le reste. Elles attendent dans les bars d’hôtel en buvant de l’eau gazeuse. Selon l’annonce, elles valent «six cents roses», mais plus les années passent plus le tarif baisse. Alex est l’une d’elles et, à 22 ans, échouée à Long Island après s’être retrouvée dans de sales draps à New York, elle se trouve déjà fanée.

L’Invitée s’ouvre sur un décor de plage, espace de transition et image d’un frottement possible entre les mondes. Dès la deuxième phrase, Alex entre dans la mer et l’ensemble du roman sera, dès lors, en focalisation interne (c’était aussi le cas du précédent, Harvey, en 2021, qui imaginait la journée d’Harvey Weinstein assigné à résidence avant son verdict), tout entier en immersion dans la conscience de cette fille dont on sait peu de choses sinon qu’un homme auquel elle doit de l’argent la poursuit de ses appels (le téléphone a ici son importance : Alex se charge et décharge en miroir). Pour le mois d’août, elle a trouvé refuge chez Simon, quinqua à l’«épaisse chevelure» érigé «sauveur». Tout se déroule comme prévu (un chapitre sur les onze), jusqu’à ce que ledit quinqua la trouve dans une piscine avec un autre, plus jeune, et qu’il lui paye sans tarder son billet retour. Rien qu’un gros malentendu, pense Alex : plutôt que de rentrer (pour aller où ?), elle décide de rester dans le coin et d’attendre les sept jours avant la prochaine fête organisée par Simon. «Alors, elle ferait son entrée. Elle irait droit vers Simon. Elle s’excuserait, elle l’apaiserait. Et ensuite ? Simon la reprendrait car il avait organisé ce jeu, chacun atteindrait son but, et tout irait bien.» Retour à la ligne : «C’était évident, maintenant qu’elle y réfléchissait. Ce qui l’était moins : comment occuper ces six prochains jours.»

Une figure de parasite

Puisque c’est un roman d’Emma Cline, on se doute que «l’invitée» en question ne sera pas franchement la bienvenue. Mais en attendant retournons sur la plage. «Dans l’eau, elle ressemblait à n’importe qui. Une jeune femme qui nageait seule, rien d’étrange à cela. Impossible de savoir si elle était à sa place ou pas.» De fait, la flottante Alex n’est à sa place nulle part entre les ultra-riches et les «fils de». C’est une figure de parasite – mais qui ne l’est ni plus ni moins que les ultra-riches et les «fils de». D’emblée, en quelques phrases, elle se laisse emporter par le courant et ne parvient pas à regagner le rivage. «Voilà – c’est la fin.» Mais non, puisque c’est le début et qu’elle entreprend de nager parallèlement à la côte pour se sortir de ce mauvais pas. Le livre tient dans ce double mouvement : être balayée et en même temps réussir à louvoyer en eaux troubles. Pendant une semaine, Alex saisit les opportunités, trouve des endroits où dormir, des manières de se goinfrer et de tuer le temps en profitant de divers cas de figure – ce qui donne un côté ludique à la dérive. «Parfois, il valait mieux dire oui, tout simplement, pour voir jusqu’où ça pouvait aller.» Jusqu’où, c’est la question.

«Je suis Alex, une amie de la famille», dit plus tard notre héroïne sous cachetons à une nounou pour la convaincre de la laisser s’occuper d’un enfant (dont les parents sont membres du club privé de la plage). Que va-t-elle faire ? Manger un burger aux frais de la famille, enchaîner les bières, amuser le barman. Quand ce dernier lui propose de fumer une cigarette, elle le suit derrière, vers une ruelle sombre, près des poubelles, et traverse comme cela les couches sociales d’une page à l’autre, simplement en poussant une porte à double battant. Il n’arrivera rien à cet enfant. D’autres choses arriveront, mais elle sera au rendez-vous chez Simon le jour J : en retard et idéalement défaite, comme il se doit dans ces contrées littéraires.

Emma Cline, l’Invitée, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch. La Table Ronde, 320 pp., 23 € (ebook : 16,99 €).