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L’Union européenne est-elle un anachronisme ?

L'Union européenne sera bientôt la dernière à croire qu'elle fait de la politique. Son surmoi réglementaire la conforte dans une satisfaction pour laquelle elle n'avait pas besoin d'être encouragée. Elle se signale, ces derniers jours, par une énième menace à l'endroit d'Elon Musk : interdire Twitter si l'entreprise refuse de se conformer aux « bonnes pratiques contre la désinformation ». La dernière fois qu'elle avait demandé la parole à propos d'un sujet similaire, c'était pour annoncer la « première réglementation sur l'intelligence artificielle », un « exploit », en si peu de temps. L'UE se vante de sa capacité à réagir, et si elle réinvestissait plutôt le domaine de l'action ? Sous peine de devenir une agence dont la mission consiste à décerner un label de vertu à géométrie variable.

C'est une des questions posées par le dernier numéro de l'excellente revue Le Grand Continent, « Fractures de la guerre étendue », si pertinemment sous-titrée « De l'Ukraine au métavers », où des intellectuels (Carlo Galli, Helen Thompson) et dirigeants du monde entier (Yolanda Diaz, Jack Sullivan) réfléchissent à l'avenir d'une Europe stratégiquement volontaire, et concrètement velléitaire. Ses faits de gloire, ou présentés tels, s'apparentent le plus souvent à la convocation dans des délais records de réunions de chefs d'État, lesquels parviennent désormais à former une seule et même voix, disons-le vite.

Contradiction entre ambition et concrétisation

Oui, la fameuse « Europe politique » a progressé en matière d'unité et de coordination. L'invasion de l'Ukraine l'y aura forcé. Cela étant, ce conflit a mis en évidence une contradiction entre ses ambitions et ses concrétisations. La constitution d'une force de défense semble compromise dans la mesure où bien des pays de l'Est, et d'autres moins à l'Est, comme l'Allemagne, achètent plus de F35 américains que de rafales français. L'articulation avec l'Otan, la protection nucléaire de Washington, est un problème considérable, et non résolu. La défense n'est pas la seule matière tenue comme optionnelle par Bruxelles. Alors que les États-Unis et la Chine s'affrontent dans une guerre technologique sans précédent, au cœur de laquelle sont les fameux semi-conducteurs dont Taïwan est un des leaders, l'avenir de la suprématie occidentale en matière d'innovation rejoint l'avenir de sa suprématie tout court.

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Le professeur d'histoire internationale Chris Miller écrit : « Le fait que l'Europe et le Japon soutiennent ou sapent les efforts des États-Unis pour limiter l'accès de la Chine aux puces de pointe contribuera à déterminer si l'avantage de l'Occident en matière de technologie militaire perdurera. » La distance prise par Emmanuel Macron vis-à-vis de Washington lors de son voyage à Pékin (« Avons-nous intérêt à une accélération sur le sujet de Taïwan ? Non […] Notre priorité n'est pas de nous adapter à l'agenda des autres dans toutes les régions du monde ») est un élément de réponse, et un indice pour l'avenir.

Ce revirement réaliste allait évidemment à l'encontre des doctrines de l'UE connues en la matière. Pour autant, aucune précision n'a été depuis donnée. La Chine et l'Amérique innovent, défient, combattent sur tous les terrains ou presque, et l'Europe se contente, qu'on le veuille ou non, la majorité du temps, et pour ce qu'elle laisse paraître, d'enregistrer, de valider, d'infirmer, de critiquer, de saluer ce que font les autres. Tout se passe comme si l'Union européenne était, au mieux, le cabinet d'arbitrage autoproclamé d'un ordre du monde qui ne lui en reconnaît ni la compétence ni la puissance, au pire, le bon élève grincheux et rabat-joie que l'on continue d'écouter par habitude car, après tout, il fait partie de la classe.

Le seul moyen pour être puissant, c'est de l'être

Quel gâchis, pourtant ! Puisqu'elle se voulait force de progrès. Or, le progrès n'est pas déclamatoire. Il ne peut se résumer à cette forme hybride de paternalisme moral et politique au terme duquel la mission de Bruxelles se résumerait à poser, systématiquement, des limites de toutes les sortes aux prises de risque des autres puissances. L'intelligence artificielle est, à cet endroit, exemplaire. Oui, elle pose un défi à l'humanité, celle-ci en a d'ailleurs vu d'autres. L'homme se voit, une fois de plus dans son histoire, convoqué par sa propre créativité ; il entraîne sa civilisation dans une contrée méconnue, dangereuse et fascinante, se pose à lui-même un obstacle supplémentaire, dans un but : croître. Non pas au nom du progrès, comme des craintifs le laissent entendre, mais de la nature.

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Vivre, c'est changer. Entre l'inertie et le mouvement subsiste non pas la stabilité, laquelle n'existe dans aucun domaine de la vie, mais la régression. C'est ainsi que l'Occident s'entraîne à sa propre survie depuis des siècles. L'UE ne peut s'en départir, sous peine de disparaître sous la pression de forces qu'elle ne peut dominer, les populismes par exemple, dans la mesure où elles lui sont contraires. L'écologie, la promotion des droits de l'homme et la liberté économique ne se suffisent pas à elles-mêmes. Il est vital de les défendre, il l'est tout autant de ne pas en dégoûter les autres en méconnaissant les lois de l'altérité, en niant ce fait simple et indubitable : le monde change, et il ne tourne plus autour du vieux continent. Le seul moyen pour être puissant, c'est de l'être.

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Ce volume du Grand continent se termine par la retranscription d'une des dernières conférences données par le regretté Bruno Latour. Cet intellectuel profus, par nature difficile à résumer, relève l'anachronisme dans lequel continue de vivre, c'est-à-dire penser et agir, l'Occident : « Si l'expression de monde libre est problématique et encore plus celle d' “Europe puissance”, c'est qu'elles correspondent au règne précédent, dont on dit justement qu'il est terminé. […] Ressortir cette formule qui date de l'après-guerre, c'est sortir assurément de l'histoire et se tromper d'époque, puisqu'elle appartient à la nouvelle entre-deux-guerres désormais close. »

Référence livre

Sous la direction de Gilles Gressani, Mathéo Malik, Le Grand continent, « Fractures de la guerre étendue, de l'Ukraine au métavers », Paris, Gallimard, 2023.

Né en 1990, Arthur Chevallier est historien et éditeur chez Passés composés. Il a été commissaire de l'exposition « Napoléon » (2021), produite par le Grand Palais et La Villette. Il a écrit plusieurs livres consacrés à la postérité politique et culturelle de Napoléon Bonaparte et du Premier empire, Napoléon raconté par ceux qui l'ont connu (Grasset, 2014), Napoléon sans Bonaparte (Cerf, 2018), Napoléon et le bonapartisme (Que sais-je ?, 2021),ou encore Les Femmes de Napoléon (Grasset, 2022).