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La bananadine, la drogue la plus fumeuse des années 1960-70

Temps de lecture: 5 min

Au cœur des méandres psychédéliques des années 1960 et 1970, la danse lascive entre la drogue et la musique s'est élevée vers de nouveaux sommets d'excentricité créative. Mais au-delà des vapeurs enivrantes et des riffs hypnotiques, une substance des plus insolites émerge pour défier les conventions: la bananadine, un hallucinogène fictif issu du précieux élixir dissimulé dans les peaux jaune vif des bananes.

Tout commence en mars 1967, lorsqu'un article apparaît dans le Berkeley Barb, un magazine underground américain de l'époque, écrit par un certain Gene Grimm. Ce dernier offre la recette secrète d'une substance psychotrope extraite des peaux de bananes, possiblement inspirée de la chanson «Mellow Yellow» de Donovan, sortie un an plus tôt.

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Les paroles énigmatiques et décalées du morceau semblent évoquer des expériences psychédéliques: «Electrical banana is gonna be a sudden craze / Electrical banana is bound to be the very next phase» («La banane électrique va connaître un engouement soudain / La banane électrique est destinée à être la mode de demain»).

Tout le monde s'affole, les stocks de bananes s'épuisent. La rumeur prend dans les médias et atteint son apogée avec la publication d'une recette d'extraction de «Musa sapientum bananadine» dans le célèbre livre The Anarchist Cookbook de William Powell, ainsi qu'un article dans le Time Magazine, puis un dans le New York Times.

Les années 1960 et 1970 ont été le terreau fertile d'une subculture où la musique régnait en maîtresse, étreignant les esprits rebelles et les âmes en quête de liberté. Sous les amplis vrombissants de Jimi Hendrix, les accords enflammés de Janis Joplin et le rythme effréné des Rolling Stones, les drogues psychédéliques se faisaient une place de choix. Une esthétique débridée, bercée d'expérimentations sonores et visuelles, s'épanouissait dans cette période tumultueuse. C'est alors qu'émerge la bananadine, s'inscrivant dans la légende de la «nouvelle drogue à la mode».

Révélation ou intox?

Face à la déferlante de bananadine, les autorités américaines se trouvent désemparées et décident de mener des tests scientifiques approfondis, notamment la Food and Drug Administration (FDA). Des chercheurs se penchent sur la composition chimique des peaux de bananes, espérant débusquer une substance psychotrope, dans une étude sous-titrée: «Was it all a hippie hoax?» («Était-ce entièrement un canular hippie?»).

Leurs recherches aboutissent rapidement à une conclusion déconcertante: la bananadine n'est qu'une farce. «Ils ont conclu que le seul ingrédient actif dans la bananadine est… la suggestibilité psychologique de l'expérimentateur», explique Richard Monvoisin, didacticien des sciences et enseignant-chercheur à l'Université Grenoble-Alpes, ayant étudié l'histoire de la bananadine dans les années 2000, dans un article intitulé «Banana spliff ou la stupéfiante histoire du joint à la banane» (2006).

Bien que des analyses plus poussées réalisées plus tard ont finalement révélé la présence d'un acide alpha-aminé, le tryptophane, dans la peau de banane, il est présent en quantités tellement infimes qu'il en aurait fallu des tonnes pour obtenir une dose efficace...

La fausse drogue plaît en dehors du territoire états-unien. Richard Monvoisin, a d'ailleurs lui-même essayé le joint à la banane en juillet 1998. «Mon ami Djoudji s'empara des quelques peaux à notre disposition et en un éclair racla quelques fibres des fonds de banane. Puis, à notre plus grand écœurement, il amoncela une espèce de magma glaireux piqué de tabac dans deux feuilles à rouler et commença à fumer. C'est anxieux que nous prîmes notre tour dans cette cène, nous passant le spliff d'un air faussement entendu, frisant l'apoplexie en tentant d'inhaler une improbable volute, mais persuadés de vivre là un moment totalement mystique», raconte le chercheur.

À l'occasion d'une interview consacrée à l'affaire de la bananadine en octobre 2005, dans l'émission «Fresh Air» de la National Public Radio (radio de service public aux États-Unis), l'énigmatique Donovan, décidément plein de ressources, a révélé le nom du véritable maître d'œuvre de cette légende urbaine: nul autre que Country Joe McDonald, crooner émérite du groupe Country Joe & the Fish.

Le témoignage de Donovan narre une rencontre insolite lors d'une prestigieuse intronisation au Rock'n Roll Hall Of Fame à Cleveland, en l'an 2000, lorsque Country Joe, d'un air confidentiel, s'est approché de lui et a chuchoté à son oreille: «Hey, mec, le coup des bananes, en fait c'était moi.»

Parodie subversive et héritage hippie

Malgré son caractère fictif, la bananadine a joué un rôle captivant dans le paysage culturel de la fin des années 1960 et des années 1970. Elle est devenue un symbole de contestation, une parodie subversive de la culture de la drogue qui régnait alors. Les membres de la subculture alternative s'en emparent frénétiquement et clament haut et fort leur soif de liberté et de transgression, tournant en dérision les sermons moralisateurs sur les stupéfiants.

Parmi eux, le Controlled Substances Act promulgué en 1970 –sous la présidence de Richard Nixon–, qui orchestre un classement narcotique, évaluant les substances selon leur potentiel d'abus et leur utilité médicale, et a renforcé les peines pour possession et trafic de drogue. Plus tard, dans les années 1980, la campagne nationale de sensibilisation stigmatisante «Just Say No» de Nancy Reagan se place au cœur de la guerre contre les drogues menée par son époux, Ronald Reagan.

La pop culture ne s'est pas fait prier pour célébrer le phénomène. En 1988, le groupe de punk américain The Dead Milkmen a consacré un hymne à l'art du pétard à la banane dans son tube «Smoking Banana Peels». La fameuse drogue fait un caméo dans un recueil de one-line jokes (bons mots) en 1971: un adolescent demande à un gorille dans un zoo de lui lancer la peau de la banane qu'il est en train de manger...

La même année, la bananadine apparaît dans le monde des comics, dans un numéro de The Fabulous Furry Freak Brothers, bande dessinée underground où trois frères farfelus, Phineas, Freewheelin' Franklin, et Fat Freddy, s'ingénient à déjouer les menottes policières pour dénicher leur dose de plaisir psychédélique. Nos héros, animés d'une détermination inébranlable, se lancent dans la fabrication de cette fameuse bananadine. Bien entendu, leur entreprise se solde par un cuisant échec.

Bien que la bananadine n'ait été qu'une fantaisie, elle fait partie intégrante de l'héritage des subcultures hippies. Cette époque a marqué un bouleversement dans la musique, l'art et les mentalités. Les mouvements contestataires et les expérimentations artistiques ont ouvert de nouvelles voies d'expression et ont laissé une empreinte indélébile sur la culture contemporaine.

Le Festival de Woodstock en août 1969 en est la preuve. Légendaire festival de musique ayant rassemblé près de 500.000 personnes et les plus gros artistes du moment (The Who, Santana, Jefferson Airplane, Crosby, Stills, Nash & Young, et bien d'autres), il est le symbole de l'idéalisme de cette période et de la recherche de liberté et de changement social. Jeunes adeptes de la paix, de l'amour libre et du rejet des conventions sociales, les festivaliers fumaient-ils de la banane à Woodstock? Peut-être, entre deux prises de LSD...

La bananadine, chimère éphémère ou alliée secrète des âmes en quête d'extase, a glissé dans les recoins de nos souvenirs, comme un clin d'œil à l'époque où les frontières s'effritaient et où l'impossible se déployait avec une audace démesurée.