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La Cnil saisie d’un recours collectif contre la «technopolice»

C’est un recours d’une ampleur inédite qui a été déposé samedi 24 septembre auprès de la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) : plus de 15 248 personnes regroupées pour contester peu ou prou l’intégralité du dispositif techno-sécuritaire déployé par le gouvernement ces 20 dernières années.

Pendant presque six mois, l’association La Quadrature du Net a battu le rappel pour récolter les mandats de citoyens et citoyennes souhaitant s’opposer à ce qu’elle a baptisé la « technopolice », terme désignant la vidéosurveillance, les dispositifs algorithmiques de surveillance ou encore la reconnaissance faciale.

Au total, trois plaintes ont été préparées par La Quadrature du Net et déposées symboliquement samedi soir en clôture de son festival « Technopolice », qui se tenait à Marseille. La démarche est de fait particulièrement ambitieuse. Les plaintes s’attaquent en effet à plusieurs des piliers de la surveillance numérique ayant envahi nos villes ces dernières décennies.

Une caméra de vidéosurveillance à Lyon. © Photo Fred Dufour / AFP

La première a tout simplement pour ambition de faire « retirer l’ensemble de caméras déployées en France », et ainsi de mettre un terme à la vidéosurveillance. Pour cela, la réclamation devant la Cnil se fonde sur le règlement général sur la protection des données (RGPD), qui impose à tout traitement de données un certain nombre de bases légales. Toute collecte de données doit ainsi répondre à un intérêt légitime ou encore remplir une mission d’intérêt public.

Or, comme le rappelle la plainte, l’efficacité de la vidéosurveillance dans la lutte contre l’insécurité n’a jamais été démontrée. Elle a même été démentie par plusieurs études universitaires. La Cour des comptes elle-même, dans une étude de 2020 sur les polices municipales, n’avait trouvé « aucune corrélation globale […] entre l’existence de dispositifs de vidéoprotection et le niveau de la délinquance commise sur la voie publique, ou encore les taux d’élucidation ». En 2021, une autre étude, cette fois commandée par la gendarmerie, concluait que « l’exploitation des enregistrements de vidéoprotection constitue une ressource de preuves et d’indices peu rentable pour les enquêteurs ».

« Or, en droit, il est interdit d’utiliser des caméras de surveillance sans démontrer leur utilité, plaide La Quadrature sur le site de son projet Technopolice lancé il y a trois ans. En conséquence, l’ensemble des caméras autorisées par l’État en France semblent donc être illégales. »

« Dans notre argumentaire, nous nous appuyons sur une décision rendue il y a quatre ans par la cour administrative d’appel de Nantes qui concernait la commune de Ploërmel, explique à Mediapart Noémie Levain, juriste et membre de La Quadrature. Elle avait confirmé l’annulation d’une autorisation préfectorale d’installation de la vidéosurveillance dans la ville au motif, notamment, qu’aucun lien n’était établi entre celle-ci et la baisse de la délinquance. Elle n’était ni nécessaire ni légitime et donc illégale. Nous reprenons ce raisonnement pour l’étendre à toute la France. »

« Pour installer un système de vidéosurveillance, la ville doit demander une autorisation au préfet, qui doit normalement décider de la finalité, du lieu, de la durée…, détaille encore la juriste. Mais, dans les faits, cette autorisation préfectorale est juste formelle. Elle est toujours accordée. Ce qui, pour nous, rend ces actes illégaux. »

« Pour ramener ça au niveau national – la décision de la cour administrative d’appel de Nantes étant locale –, nous soulignons que le ministre de l’intérieur est co-responsable du traitement des données avec les communes, via les préfets qui dépendent de lui, explique encore Noémie Levain. De plus, il y a une très forte incitation de la part du gouvernement visant à pousser les communes à s’équiper via des aides financières. Celles-ci représentent généralement 60-70 % du financement, souvent versé par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD). »

Un éventuel démantèlement du réseau de caméras de vidéosurveillance, même partiel, aurait pour conséquence de rendre inopérant un autre des aspects de la « technopolice » : la vidéosurveillance algorithmique. Celle-ci consiste en l’utilisation de « caméras intelligentes » et de logiciels capables d’analyser les images pour repérer les comportements suspects. En l’absence de caméras, « qui en sont le support matériel », souligne La Quadrature, ces logiciels deviendraient logiquement caducs.

Le traitement d’antécédents judiciaires et la reconnaissance faciale

La deuxième plainte de l’association vise le traitement d’antécédents judiciaires (TAJ), un fichier dans lequel est inscrite toute personne impliquée dans une enquête judiciaire, qu’elle soit mise en cause, juste suspectée ou même victime. Le TAJ est accessible aux forces de police et de gendarmerie et aux services de renseignement, ainsi que dans le cadre des enquêtes administratives menées lors du recrutement à certains postes sensibles.

« Nous attaquons tout d’abord sa disproportion, explique Noémie Levain. Ce fichier comporte plus de 20 millions de fiches, avec aucun contrôle et énormément d’erreurs. Beaucoup de fiches n’ont aucun lien avec une infraction. Et il y a ces dernières années de plus en plus de témoignages de policiers prenant en photos des cartes d’identité de manifestants. »

À travers le TAJ, la plainte vise également la reconnaissance faciale. En effet, le décret du 7 mai 2012 lui ayant donné naissance, en fusionnant deux autres fichiers, précise que peut y être enregistrée la « photographie comportant des caractéristiques techniques permettant de recourir à un dispositif de reconnaissance faciale ».

Et depuis, sur cette seule base légale, les policiers multiplient les recours à la reconnaissance faciale. Selon un rapport sénatorial rendu au mois de mai 2022, 1 680 opérations de reconnaissance faciale seraient ainsi effectuées quotidiennement par les forces de police.

« Le TAJ, c’est une porte d’entrée pour la reconnaissance faciale qui a été ouverte par une simple petite phrase du décret de 2012, pointe Noémie Levain. Nous disons que cette petite phrase ne suffit absolument pas. Il faut un grand débat. D’autant plus qu’avec l’explosion de la quantité d’images issues de la vidéosurveillance, et celles des réseaux sociaux, nous avons changé d’échelle. Cette omniprésence des caméras dans notre société fait craindre une vidéosurveillance de masse. »

Le « fichier des gens honnêtes »

Enfin, la troisième plainte vise le fichier des titres électroniques sécurisés (TES). Créé en 2005, celui-ci incorporait initialement les données personnelles des titulaires de passeports, puis leurs données biométriques avec l’introduction du passeport électronique. En octobre 2016, un décret avait étendu son champ d’application aux cartes d’identité, malgré une vaste mobilisation de la société civile.

Comme le soulignait à l’époque ses opposants, au fur et à mesure des renouvellements de cartes d’identité, c’est l’ensemble de la population française dont les données biométriques seront à terme enregistrées dans le TES, créant ainsi un gigantesque « fichier des gens honnêtes ». Ces données sont de plus stockées de manière centralisée. Le dispositif avait même été critiqué par la Cnil et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi).

L’extension du fichier TES aux cartes d’identité avait à l’époque été justifiée par la lutte contre l’usurpation d’identité et le trafic de faux papiers. Or, selon La Quadrature du net, « ce risque, qui était déjà extrêmement faible en 2016, a entièrement disparu depuis qu’une puce – qui contient le visage et les empreintes – est désormais présente sur les passeports et permet de remplir la même fonction de façon décentralisée ».

En résumé, La Quadrature estime qu’une lecture des données inscrites dans la puce est suffisante à l’authentification du titulaire et qu’un fichier centralisé est désormais inutile et n’a donc plus de base légale. De plus, souligne-t-elle, la présence des photos fait craindre une utilisation du fichier TES par les forces de l’ordre. « Créer un fichier avec les photos de tous les Français ne peut avoir d’autre but que la reconnaissance faciale », pointe Noémie Levain.

Si actuellement les forces de l’ordre n’y ont normalement pas accès, la tentation est en effet grande d’interconnecter le fichier TES avec d’autres fichiers de police. À l’occasion d’un rapport parlementaire sur les fichiers mis à la disposition des forces de sécurité rendu en octobre 2018, les auteurs signalaient qu’il leur avait été « suggéré » lors des auditions, « pour aller plus loin dans la fiabilisation de l’état civil des personnes mises en cause, de créer une application centrale biométrique qui serait interconnectée avec les données d’identité du fichier TES ».

Notre but est de faire du bruit, de peser sur le débat public.

Noémie Levain

Reste à savoir quel sort la Cnil réservera à ces plaintes. La commission dispose en effet de pouvoir limités vis-à-vis des fichiers des forces de l’ordre et des services de renseignement. Longtemps, elle a disposé d’un pouvoir d’appréciation a priori des projets gouvernementaux qui devaient lui être soumis, appréciation validée par elle à travers un « avis conforme ». Mais celui-ci lui a été retiré en 2004 et, désormais, le travail de la Cnil sur les traitements de données régaliens se limite à un rôle de conseil et d’accompagnement du gouvernement.

« Depuis 2004, la Cnil a perdu une grande partie de ses pouvoirs, constate Noémie Levain. Elle peut rendre des avis, des rapports parfois très critiques… Mais le gouvernement peut toujours passer outre. L’idée de cette plainte est qu’elle aille voir les pratiques. Un des problèmes est l’opacité des pratiques de la police. La Cnil dispose des pouvoirs d’investigation pour aller voir ce qu’il se passe. Après ses conclusions, il s’agira d’une question de volonté politique de sa part. On verra si elle instaurera un rapport de force. »

« La Quadrature tape souvent sur eux, mais nous pensons qu’il y a à la Cnil des gens qui font les choses biens, poursuit la juriste. Là, nous lui apportons les éléments pour aller voir ce qu’il se passe. Notre but est de faire du bruit, de peser sur le débat public. D’autant plus que les Jeux olympiques vont être l’occasion de l’expérimentation de tout un tas de technologies. On a déjà vu la Cnil rendre de bonnes décisions. Avec cette plainte, on lui donne la clef pour le faire. »