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« La cocaïne représente une menace pour les démocraties européennes »

ENTRETIEN. La hausse du trafic de cocaïne vers l’Europe fragilise les institutions politiques, selon Sjoerd Top, chef du renseignement maritime pour les stupéfiants.

Par Julien Peyron
Une saisie de cocaine en fevrier 2022 dans le port de Hambourg, en Allemagne.
Une saisie de cocaïne en février 2022 dans le port de Hambourg, en Allemagne.  © MARCUS BRANDT / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP

Temps de lecture : 5 min

La cocaïne sud-américaine a longtemps eu pour principale destination les États-Unis. Mais l'Amérique délaisse de plus en plus la poudre colombienne, bolivienne ou péruvienne au profit des opiacés, responsables eux aussi d'importants dégâts sur le plan sanitaire. Les vendeurs de coke se sont alors lancés à la recherche de nouveaux clients… et ils les ont trouvés en Europe. Le Vieux Continent reçoit désormais la majeure partie de la drogue produite dans les champs de coca. Anvers, Rotterdam, Hambourg, Le Havre… une avalanche de poudre s'est abattue sur les principaux ports européens, comme le montre le dossier que Le Point consacre au phénomène.

Directeur du Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (Maoc-N), qui regroupe six pays de l'UE (Irlande, Pays-Bas, Espagne, Italie, Portugal, France) et le Royaume-Uni, Sjoerd Top est en première ligne dans la lutte contre ce trafic transatlantique. Depuis Lisbonne, où est basé le Maoc-N, il met en garde contre une forme de banalisation et rappelle que la cocaïne apporte son lot de violence et de corruption. Entretien.

Le Point : L'Europe consomme-t-elle vraiment de plus en plus de cocaïne ?

Sjoerd Top : Seuls trois pays dans le monde récoltent de la coca : la Colombie, la Bolivie et le Pérou. Toute la cocaïne consommée à travers le monde provient de ces pays d'Amérique du Sud. On note depuis quelques années que les flux en direction de l'Europe deviennent de plus en plus importants. Un phénomène confirme cette tendance : le prix du gramme de cocaïne est stable dans les pays européens alors que le nombre de saisies augmente fortement, c'est la preuve qu'il y a toujours plus de drogue sur le marché. L'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, qui pratique des tests dans les eaux usées de différents pays d'Europe, constate également que les chiffres sont à la hausse, et pas seulement en Belgique et aux Pays-Bas, les deux premiers du classement. La consommation de cocaïne augmente partout, y compris en Europe de l'Est.

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Quelles sont les principales routes de la drogue vers l'Europe ?

Le gros de la cocaïne arrive par bateau directement d'Amérique du Sud, dans des conteneurs ou à bord de navires non commerciaux, comme des chalutiers ou des bateaux de plaisance. Mais depuis trois, quatre ans, on note que beaucoup de chargements passent désormais par le golfe de Guinée avant d'arriver sur les côtes européennes.

Pourquoi ?

Les contrôles ont été renforcés au large de l'Europe. Nous disposons désormais de bons renseignements et la coopération entre pays s'est améliorée. Ce n'est pas le cas dans les pays riverains du golfe de Guinée. Les trafiquants s'en servent de base arrière avant de réacheminer les cargaisons vers l'Europe de façon plus discrète par voie terrestre ou maritime. Un navire en provenance du Sénégal ou de Côte d'Ivoire est moins suspect que s'il arrive d'un port sud-américain.

Les saisies augmentent… la production aussi

Les pays africains acceptent-ils de coopérer avec vous ?

Certains, oui. Nous entretenons de bonnes relations avec les autorités de plusieurs pays, comme le Sénégal ou le Cap-Vert. Nous échangeons régulièrement des renseignements avec eux. Mais d'autres sont plus réticents ou n'ont tout simplement pas les moyens de lutter contre les trafiquants.

Vous collaborez avec les autorités américaines ?

Oui, ce sont nos meilleurs alliés. Des agents de la DEA (l'agence de lutte antidrogue américaine) sont présents à nos côtés à Lisbonne. Ils ont des décennies d'expérience en matière de lutte contre le trafic de cocaïne et nous font profiter de leur expertise.

On estime que seulement 10 % de la cocaïne produite est interceptée. Ce chiffre vous paraît-il crédible ?

Personne n'en sait rien, car on ignore combien de cocaïne est produite chaque année. Tout ce qu'on sait, c'est que les saisies augmentent… et la production aussi.

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Les effets de cette hausse de la consommation européenne commencent-ils à se faire ressentir ?

La cocaïne n'est pas seulement néfaste pour la santé publique, elle apporte son lot de violence et de corruption. De plus en plus de membres des autorités judiciaires et politiques sont corrompus en Europe occidentale. La cocaïne génère tellement d'argent qu'elle représente une menace pour les démocraties européennes.

L'opinion publique européenne a-t-elle pris conscience de l'ampleur du phénomène ?

En Europe, beaucoup estiment que ce n'est pas un problème de prendre de la cocaïne. La plupart des consommateurs pensent – à tort selon moi – ne pas être dépendants. Ils n'ont pas conscience que leur consommation favorise la violence, les meurtres, le blanchiment d'argent et la détérioration de l'environnement. Les jeunes Européens, si sensibles à la question du changement climatique, savent-ils qu'un gramme de cocaïne contient des dizaines de produits chimiques et que la culture de la coca accapare les sols de certaines régions d'Amérique du Sud ? S'ils voyaient cela, et pas seulement de la poudre blanche, peut-être arrêteraient-ils d'en consommer ?

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Certains estiment que le combat est déjà perdu et que les narcos ont gagné. Qu'en pensez-vous ?

Personnellement, je reste optimiste, la bataille n'est pas perdue. Les Américains ont appelé ça « la guerre contre la drogue », ce n'est pas une partie de plaisir. Le crime organisé a énormément d'argent et de moyens, mais l'Europe est en train de s'organiser. On était des spécialistes du cannabis et du haschisch. Désormais, la cocaïne est notre principal problème. Elle va le rester de nombreuses années.