France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

La face cachée du Mondial: dans la fan zone du tiers-monde [reportage]

Sauf que celle-ci est bien différente du grand barnum de la FIFA monté sur la Corniche face au Golfe Persique et la skyline de West Bay. Ici, il n’y a ni supporteurs étrangers, ni Qatariens en thobe blanche, mais des centaines de travailleurs migrants, en majorité asiatiques, mais aussi africains. Il n’y a ni femmes ni bière dans les buvettes qui servent de la nourriture industrielle à des prix plus abordables que sur la promenade touristique.

Bienvenue au stade de cricket de Doha, situé à Asian Town, un complexe commercial et de divertissement conçu spécialement pour les travailleurs étrangers, à environ 20 kilomètres du centre de la capitale, en lisière d’une vaste zone industrielle mal desservie. Nous sommes dans la salle des machines du Qatar. Entrepôts et bloc d’hébergement pour migrants s’étendent à perte de vue.

Tout ce que je gagne, je l’envoie à ma femme et mes deux fils restés au Bangladesh.

Face à « l’Industrial Fan Zone », « Labour City » fait figure de cité-dortoir modèle. Elle est mise en avant par les autorités qui vantent les mérites ces constructions modernes où chaque ouvrier dispose de 6 m² pour vivre. Mais il suffit de marcher quelques minutes pour entrer dans les pires recoins de la zone industrielle où les derniers ouvriers arrivés doivent se contenter de logements souvent insalubres.

Sur un mur à l’entrée du stade, une banderole en arabe, anglais et hindi indique : « Merci pour votre contribution à l’organisation de la meilleure Coupe du monde de la FIFA de tous les temps. » Beaucoup, ici, ont participé aux pharaoniques chantiers du Mondial. Ils ont construit des stades, des hôtels et les trois lignes du métro.

Pas d’argent pour aller au stade

Des travaux qui ont coûté la vie à des milliers d’ouvriers, 6 500 selon une étude du Guardian. Mercredi, Hassan al-Thawadi, le secrétaire général du Comité d’organisation, a évoqué 414 décès, un chiffre largement sous-évalué mais déjà plus crédible que les trois morts reconnus jusqu’alors.

À défaut de salaire décent et de conditions de travail humaines, cette fan-zone, c’est le cadeau de remerciement du Qatar pour les ouvriers qui ont survécu. C’est aussi le moyen moins avouable de les éloigner du centre-ville fréquenté par les supporteurs étrangers.

La fan zone officielle, ils n’en verront pas la couleur car il faut présenter une hayya card pour y pénétrer. Le précieux sésame n’est octroyé qu’aux détenteurs de billets de matches. Seule une poignée de travailleurs étrangers a eu la chance de profiter des quelques milliers de billets à 40 riyals (10€) mis en vente. Les autres sont hors de prix pour ces maigres bourses.

Retour au stade de cricket. Le match reprend. Ce n’est pas la foule de grands soirs pour assister à la victoire des Anglais sur leurs frères gallois (3-0). La veille, le stade était comble pour le match du Brésil avec plus de 15 000 personnes. « En Asie, on préfère le Brésil de Neymar et l’Argentine de Messi », confie Kazi qui, lui, vient tous les soirs après sa journée de travail.

Au Kenya, il n’y a pas de travail, il y a de la corruption et de la violence. Le Qatar est un pays sûr.

« On n’a pas grand-chose d’autre à faire », explique le peintre en bâtiment, qui travaille dix heures par jour, six jour sur sept, pour 1000 riyals (250€) par mois, le salaire minimum instauré par le Qatar en 2020 sous la pression des ONG. « Je préférerais être au stade mais je n’ai pas assez d’argent. Tout ce que je gagne, je l’envoie à ma femme et mes deux fils restés au Bangladesh. »

Affalés sur un pouf placé sur la pelouse, Karan et Raj, deux jeunes Pakistanais, suivent d’un œil distrait les actions de Phil Foden et Harry Kane. Ils étaient plus concentrés devant le concert d’un artiste d’indian pop avant le match. « On préfère le cricket, expliquent-ils. On vient ici pour l’ambiance. »

« Ma femme et mes deux filles me manquent »

Le football, c’est la passion de Peter, qui, une heure plus tôt, a mis la misère aux Indiens avec ses compatriotes sur le petit terrain de foot à cinq tracé sur la pelouse. Le Kenyan, maçon dans une grande entreprise du bâtiment, est en vacances forcées. Les autorités qatariennes ont demandé à son patron de mettre ses chantiers sur pause le temps de la Coupe du monde pour que le pays ne renvoie pas l’image d’une usine à ciel ouvert.

Son salaire de 1000 riyals (250€) a été suspendu. « Mais mon patron continue de me payer les frais d’hébergement et de nourriture (NDLR. environ 2000 riyals soir 500€) », se satisfait le trentenaire, qui sait que d’autres travailleurs n’ont pas eu cette chance. Certains ont même été renvoyés sans ménagement dans leur pays.

S’il reconnaît que les conditions de travail sont « difficiles, surtout en été quand il fait 50° », Peter, comme la majorité des migrants, ne regrette pas d’être venu au Qatar. « Au Kenya, il n’y a pas de travail, il y a de la corruption et de la violence. Le Qatar est un pays sûr. »

Mais le mal du pays le guette. « Ma femme et mes deux filles me manquent. » Sous contrat pour deux ans, il envisage de rentrer au Kenya après le Mondial, neuf mois après son arrivée sur le sol qatarien.

Il aurait eu plus de mal à s’en aller avant 2018 quand une loi empêchait les étrangers de quitter le territoire sans la permission de leur employeur. Cette réforme a été améliorée en 2020 par l’abolition de la « kafala », un système de parrainage qui faisait des salariés des quasi-propriétés de leurs employeurs ouvrant la porte à toutes les dérives.

Pourtant, les abus existent toujours selon plusieurs ONG. Les travailleurs exploités peuvent déposer des recours mais les procédures sont longues et fastidieuses. « Mon patron est honnête », rassure Peter, pressé de suivre la deuxième mi-temps.

Près de 2000 travailleurs ont regardé le match entre l’Angleterre et le pays de Galles mardi.
Près de 2000 travailleurs ont regardé le match entre l’Angleterre et le pays de Galles mardi.

Photo CL

Des tournois de foot sont organisés sur le stade de cricket avant le début des matches.
Des tournois de foot sont organisés sur le stade de cricket avant le début des matches.

Photo CL

Des artistes indiens se produisent sur scène entre les matches de la Coupe du monde.
Des artistes indiens se produisent sur scène entre les matches de la Coupe du monde.

Photo CL