France
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La semaine des plumes

Dès le début de ce procès, j’ai été frappé par le sentiment de la plupart des parties civiles, ravies de leur représentation par ces femmes et ces hommes, et de leur élégance. Il n’est pas plus grand compliment. Me Szwarc, Me Mba Kamagne et Me Maktouf ont réchauffé le cœur et remonté le moral de clients usés par les incessants mensonges au rabais des accusés.

C’est un plaidoyer collectif, concentré, comme il se doit, sur l’étendue de la souffrance des victimes et de leurs ­familles. Une place est faite aux blessés psychologiques, pas seulement à ceux qui ont été frappés physiquement, et aux endeuillés. Beaucoup insistent sur la nature islamiste de l’attentat, conscients que la défense arguera que le tueur n’était qu’un déséquilibré mental. Jeudi, la cour ordonne la restitution de tous les organes prélevés sur les victimes post mortem. Une victoire retentissante pour Anne Gourvès, qui avait donné un remarquable témoignage sur la profanation des restes de sa fille Amie par le médecin légiste.

Mais je n’ai pas mis les pieds au tribunal cette semaine. À cause de mon troisième Covid. Alors je pille les comptes rendus des autres journalistes. Car en dépit de notre impression que ce procès est moins médiatisé que les précédents, des journalistes écrivent et enregistrent des chroniques tous les jours. C’est juste qu’on n’écoute ou qu’on ne lit pas vraiment. J’ai décidé d’en parler avec certains d’entre eux.

À Libération, le talentueux duo que constituent Chloé ­Pilorget-Rezzouk et Juliette Delage couvre le procès depuis le début. « Bien que nous ayons eu très vite conscience que la lumière médiatique et l’intérêt des lecteurs ne seraient pas aussi forts que pour V13 [nom de code du procès des attentats du 13 novembre 2015], la rédaction nous a toujours soutenues dans la couverture de ce procès, expliquent-elles. Nous étions deux rédactrices mobilisées à Paris et une correspondante à Nice. Nous nous sommes concentrées sur le suivi des audiences à Paris pendant que Mathilde, à Nice, a proposé des angles plus « magazine ». » Je lui demande si les lecteurs sont vraiment moins intéressés par le procès de Nice. « Nos articles ont été moins relayés que certains lors de V13. Mais il faut aussi souligner que les lecteurs n’ont pas non plus été captivés pendant les dix mois d’audience de V13 : certains moments ont été très suivis, d’autres sont passés plus inaperçus. »

J’ai suivi ce procès depuis la salle Diderot, accessible au public, où les audiences sont retransmises sur écran. Ces conditions me plaisent, mais est-ce que j’ai raté quelque chose ? Chloé le croit. « Je suis toujours les débats dans la salle principale. J’aime sentir l’atmosphère qui y règne, ne pas assister à l’audience par le filtre d’un écran. Il se joue parfois des choses, quasi imperceptibles, entre les avocats, la cour ou sur les bancs des parties civiles, que nous ratons si nous sommes en télétransmission. »

Juliette Delage pointe que « Laurent Raviot [le président de la cour] est passionnant à suivre. Il mène ses interrogatoires avec une grande finesse, en restant dans son costume de président sans jamais se montrer écrasant, ni avec les parties civiles ni avec les accusés ». Chloé revient sur le début du procès. « Un moment marquant pour moi : les premiers mots d’un accusé à l’ouverture de l’audience, quand on expliquait le droit au silence […] Comme Juliette, j’ai été marquée par cette phrase prononcée par un des accusés jugés pour des infractions de droit commun, révélatrice du fossé vertigineux entre le profil des accusés et la monstruosité du crime ! J’ai aussi en tête une image : le témoignage d’un monsieur qui a perdu sa sœur et son neveu, un matin, devant les bancs du public et de la presse quasiment vides. L’écart avec ce que j’avais pu voir au procès du 13 Novembre m’a frappée. »

Pour Delphine H., qui travaille pour un titre important du sud de la France, il n’y a pas eu de résistance éditoriale non plus. « J’ai l’impression qu’il y a un certain désintérêt médiatique pour le procès de Nice. Pour ma rédaction, la couverture du procès était incontournable. Nous sommes un média régional, [certains d’entre] nous vivons à Nice et alentour. Le soir du 14 juillet 2016, il y avait entre 25 000 et 30 000 personnes : ça veut dire que chaque Niçois, et même chaque Azuréen, connaît quelqu’un qui était sur la Prom’ ce soir-là. C’est un traumatisme collectif, et vivre à Nice fait qu’on y pense très souvent. La rédaction a donc décidé de couvrir le procès, à la fois à Paris et à Nice. Parfois même, une équipe est à Paris en même temps qu’une autre est à Nice, et on se rend compte d’ailleurs que les réactions ne sont pas toujours les mêmes. »

Moi aussi, j’ai remarqué ça. Même les parties civiles et les familles venues assister au procès au Palais de Justice de Paris réagissent infiniment plus librement quand elles sont dans la salle de l’Acropolis, où le procès est diffusé en direct. À Nice, aucun officier de police n’oserait interférer quand quelqu’un rit à une réponse particulièrement stupide d’un accusé, par exemple. La presse de Nice, et du Sud en général, partage cette plus grande liberté, partant parfois dans la satire (comme Nice-Matin surnommant un des accusés « Monsieur Je-Ne-Sais-Pas » dans un titre). Je demande à Delphine comment elle explique cette liberté de commentaire. « On est passés de cinq semaines de témoignages poignants de la part des parties civiles – dont certaines sont allées chercher très loin dans leur intimité pour livrer le témoignage le plus sincère possible – à un déni total, au moins pour deux des trois principaux accusés [Ghraieb et Chafroud]. Accusés frappés d’amnésie collective. Le contraste était frappant. Et puis leurs avocats se sont peu ou pas exprimés, alors, les propos consternants des accusés, commentés par des victimes écœurées, ça donnait des reportages forcément sévères pour eux. »

Delphine ne cache en rien son appartenance au Sud. Elle a raison. « Je me suis rendu compte, aussi, qu’en suivant le procès depuis Paris, il y avait un biais sociologique. Les Parisiens voient les victimes niçoises comme essentiellement issues de la classe populaire. En fait, il y avait toutes les classes sociales sur la Prom’ ce soir-là. Et on sent qu’à Paris sont venues surtout les victimes qui pouvaient avancer les frais ou se faire héberger par des amis. Je me souviens de témoignages bouleversants : Anne Gourvès, venue dans ce procès sans avocat, toisant du regard l’avocat général et les accusés, pour raconter avec une précision glaçante la mort de sa fille Amie et son combat pour qu’on lui rende ses organes ; Christophe Lyon, qui a perdu six membres de sa famille et a dû choisir entre les vivants et les morts, rester sur la Prom’ ou aller à l’hôpital ; Stéphane Erbs, qui a tenu à dire haut et fort aux accusés « vous aurez ma haine » malgré les reproches du président de la cour. »

Tous les journalistes à qui j’ai parlé sont marqués par cette expérience. Mais, originaire de Nice, Delphine est celle qui hésite le moins à l’exprimer. « Ah ben, parfois, on se cache pour essuyer une larme, oui, et puis on se dit que le témoignage suivant ça ira, on va respirer un peu, c’est une victime psychologique, et puis on découvre l’enfer quotidien d’une jeune adulte qui se bat pour sortir dans la rue sans hurler au moindre coup de frein, qui n’ose pas passer son permis de peur de tuer des gens, qui prévient le président de la cour qu’elle a déjà repéré toutes les issues de secours de la salle d’audience… et hop, on reverse une petite larme… et ça repart… Heureusement parfois – ce n’est pas médiatiquement correct de le dire, mais à qui l’avouer sinon à un confrère de Charlie Hebdo –, il y a aussi un peu de place pour le rire. Le moment où ça déraille : une réponse à côté de la plaque, un accusé qui s’empêtre, un mot d’esprit du président de la cour… Certaines victimes (que je ne citerai pas mais qui se reconnaîtront) sont les premières à dégainer le rire, et on les suit volontiers… »

Étrange entreprise que de couvrir ce procès. Je veux être en colère mais je ne peux pas. L’événement est largement ignoré, mais pas par la presse. Il y a beaucoup de talent et un vrai engagement de la part des jeunes femmes qui couvrent les audiences (il se trouve que ce ne sont presque que des jeunes femmes) et elles se donnent sans compter. Quel que soit le nombre de lecteurs ou d’auditeurs, leur travail est de haut niveau, rempli de la dignité mélancolique de l’excellence sans témoins. ●

Traduit de l’anglais par Myriam Anderson