France
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Le Liban, fenêtre sur cœur

Cet article est tiré du Libé spécial auteur·es jeunesse. Pour la quatrième année, Libération se met aux couleurs et textes de la jeunesse pour le Salon du livre de Montreuil qui ouvre ses portes le 30 novembre. Retrouvez tous les articles ici.

L’appartement qui fut celui de mes grands-parents maternels occupe le cinquième étage d’un immeuble situé sur la colline d’Achrafieh, en plein cœur de Beyrouth, dans le quartier Saint-Nicolas. Ma mère, ses frères, ses sœurs y ont passé une partie de leur jeunesse, après avoir quitté un précédent appartement, rue de Damas, qui n’est aujourd’hui qu’un terrain vague, tout d’herbes sauvages. «Ligne de démarcation» entre deux zones de Beyrouth en temps de guerre civile, la rue de Damas fut le théâtre d’affrontements nourris. Ma route matinale m’y mène chaque jour, c’est désormais une rue universitaire, celle aussi où est située l’ambassade de France. L’immeuble du quartier Saint-Nicolas est quant à lui bien debout. C’est celui que j’ai connu, depuis la petite enfance.

Archiver l’appartement du quartier Saint-Nicolas

Ample, il s’ouvre sur un triptyque salon /salle de séjour /salle à manger, en enfilade. L’espace privé, quant à lui, est organisé autour d’un long couloir qui donne sur trois chambres. Selon les époques, chacune de ces chambres a accueilli différents membres de la famille et elles gardent les traces de chacun. J’ai occupé celle du milieu, quelques années de la fin de ma vingtaine.

Mon grand-père avait choisi cet appartement parce qu’il fait face à une école dirigée par une congrégation de sœurs et dont les bâtiments ne s’élèvent que sur deux étages. Il s’était dit, à raison, qu’il avait là la garantie que la vue côté balcons ne serait pas obstruée.

Mes grands-parents ne sont plus de ce monde et l’appartement est aujourd’hui inhabité. Nous savons que nous allons bientôt l’abandonner pour de bon. Sa situation contractuelle est le reflet direct des crises successives que le Liban a connues. La famille loue cet appartement depuis 1978. Mais entre 1978 et aujourd’hui, la monnaie locale a connu des dévaluations massives. La dernière en date, qui touche le Liban de plein fouet depuis 2019, a vu la valeur de la livre libanaise être dépréciée plus de 25 fois. La loi, qui a longtemps protégé les locataires, a été revue et tournera bientôt en notre défaveur. Alors, tant que l’appartement est encore à nous, plutôt que de l’habiter, nous nous donnons l’occasion d’un au revoir prolongé.

Ma mère s’est donné pour mission de le vider. Mais elle le fait sans urgence. Elle prend le temps qu’il faut, dans une démarche qui tient moins du grand ménage que de l’archivage, du débroussaillage, du classement et, finalement, de la distribution («Ce miroir de poche, il pourrait t’être utile ?»). Le contenu des tiroirs, des armoires, vestiges de près de quarante années de vie beyrouthine, est désormais étalé sur le sol, sur les lits, et il faut faire le tri.

De Damas à Beyrouth – Antoine et Mona

Sur la sonnerie de l’appartement est mentionné : «M. et Mme Antoine Klam, avocat à la cour». Mon grand-père, Antoine («Papi Toni» pour les intimes), est d’origine syrienne. Il n’y a aucune certitude à ce sujet, mais son patronyme, Klam, pourrait tirer sa racine du terme arabe «kalam», qui signifie «crayon» ou «stylo». Je nourris cette hypothèse avec enthousiasme.

A l’orée de sa vingtaine, et après une jeunesse à Damas, il s’est rendu au Liban pour y mener sa carrière d’avocat. Des photos d’époque le montrent à côté de son frère, tous deux en costards, sourires conquérants, sur fond d’un Beyrouth des années 50. Baignant dans le cercle des avocats, Antoine rencontre l’un de ses membres éminents : Fouad Rizk. Il s’éprend de sa fille, Mona («Téta Mona»), ma grand-mère. Antoine a le sérieux que lui dictent ses ambitions et son exil. Mona, elle, est espiègle. Elle gardera sa vie durant une audace amusée qu’aucune tentative de normer sa vie ne saura éteindre.

La première partie de notre adolescence, mon frère et moi passions systématiquement nos week-ends dans l’appartement du quartier Saint-Nicolas, chez Mona et Antoine. Les facéties de ma grand-mère ont grandement participé à notre plaisir de se retrouver là, chaque samedi et dimanche. Tricheuse invétérée aux jeux de cartes, blagueuse permanente, elle avait mille idées pour pimenter les soirées. Je me souviens de notre jubilation lorsque, des heures durant, elle enclenchait le haut-parleur du téléphone du salon, composait des numéros aléatoires et engageait avec des inconnus des conversations qui, au fil des phrases, viraient un peu plus vers l’absurde. Il fallait retenir les rires pour ne pas que la farce soit dévoilée.

Ce téléphone est encore là : un des objets qu’il faudra choisir de jeter ou de préserver. Lorsque je passe aujourd’hui par l’appartement, j’ai la tentation d’appuyer sur le haut-parleur et de composer au hasard un numéro.

Le souffle de l’explosion

Cette vie qui n’est plus là, mais qui prend son temps pour s’effacer (les étagères de la cuisine portent encore des bocaux d’épices, des restes de café moulu) donne l’illusion qu’il suffirait de le décider pour faire le chemin inverse et redonner vie à cet appartement. Mais à y regarder de plus près, il paraît évident que nous n’en sommes plus là. Ce qui se détériore est laissé en l’état. Quelques portes, notamment celle qui mène au long couloir des chambres, sont détachées, depuis qu’elles furent malmenées par le souffle de l’explosion du port, le 4 août 2020. Nous étions, en petite famille, bien loin de Beyrouth ce jour-là, plus au nord, à Byblos. Nous avons, comme tout le monde, quelle que soit la région, pensé que l’explosion avait eu lieu à quelques centaines de mètres de nous. Lorsque les vidéos de l’horreur ont commencé à circuler, une en particulier m’a marquée : elle était prise à partir de l’angle de la rue de l’appartement de mes grands-parents. On voyait d’abord le champignon de l’explosion, à quelques kilomètres, au port. Terrifiant. Mais la rue Aabrine, où est situé l’immeuble, semblait loin. A l’abri. Simple témoin. Pourtant quelques secondes suffirent pour que le souffle poussiéreux commence à s’approcher, un peu. Beaucoup. Jusqu’à s’engouffrer pour de bon dans la rue même et envahir l’espace visible. Un moindre mal, comparé aux quartiers qui jouxtent le port. Mais, comme chez la plupart des habitants de Beyrouth, les vitres ont sauté, les stores se sont tordus. Personne ne vivait plus dans cet appartement. J’imagine parfois la multitude de photographies accrochées aux murs, visages de quatre générations, vibrer sous l’explosion, dans des pièces inhabitées.

Quatorze années plus tôt

La dernière fois que l’immeuble avait tremblé, c’était encore un lieu de vie : nous y étions, mes grands-parents, ma mère et moi. C’était en 2006, alors que j’étais revenu au Liban après deux premières années d’études en France. Une guerre éclata entre Israël et le Hezbollah, qui dura un été. Des cousins, vivant depuis toujours en France, étaient venus en vacances. Ils se retrouvèrent bien vite sur les bateaux de rapatriement affrétés par la France. Les bombardements battaient leur plein dans la banlieue-Sud, à quelques kilomètres. De l’appartement du quartier Saint-Nicolas, nous entendions les détonations et pouvions voir la fumée s’élever, derrière les immeubles. Pourtant nous nous savions à l’abri. Il s’agissait, à peu d’événements près, d’une guerre dont le terrain se limitait aux régions affiliées au Hezbollah. Une fois pourtant, un camion ayant été pris pour un lance-roquettes, l’aviation israélienne avait bombardé un parking à Achrafieh, à une centaine de mètres à vol d’oiseau à peine de notre immeuble. Quinze minutes durant, les bombes étaient tombées dans le secteur. Nous sentions l’immeuble chanceler sous nos pieds. Je me rappelle que je lisais une bande dessinée (un classique, un Alix intitulé le Prince du Nil). Scotché sur un fauteuil, album en mains, j’ai relu à de multiples reprises la même page, sans en comprendre un mot, mais pour me donner l’illusion d’occuper ma tête à autre chose qu’au bruit des explosions.

Quelques jours plus tard, en réponse à un animateur d’émission télévisée qui amorçait son raisonnement par «Lorsque la guerre finira…» mon grand-père, Antoine, alité et qui luttait contre un cancer, avait lâché, sur un ton dédaigneux : «Elle ne finira pas, cette guerre.» La maladie l’a emporté ce même mois, avant l’arrêt des combats. Il n’avait, à l’échelle de sa vie, pas tout à fait tort.

Une voix sortie des années 70

Dimanche dernier, j’ai accompagné ma mère à l’appartement du quartier Saint Nicolas, lors d’une de ses séances de classage et de rangement. Parmi les objets étalés, une cassette. Je la croyais perdue (pire, je pensais être le responsable de cette perte). Soulagement. Aucun doute, c’est bien elle : à l’encre bleue, sur la tranche du boîtier, le nom de ma tante «Myrna». Au dos, le titre de deux chansons : Jusqu’à nos cheveux blancs et Je ne pars pas… Je n’ai jamais connu Myrna, décédée deux ans avant ma naissance d’une maladie du sang, dans sa vingtaine. Mais les nombreuses photographies d’elle disséminées dans l’appartement me l’ont rendue familière. Cette cassette nous ramène près de cinquante ans en arrière, dans les années 70. La guerre (la longue, la «civile»), débutait tout juste, et la famille de ma mère était allée trouver refuge à Paris. C’est là-bas qu’un jour, dans un quotidien, une boîte de production de musique avait laissé une annonce. Dans la mémoire collective familiale, la boîte de production s’appelait Nautilus et possédait bureaux et studio rue des Jeûneurs, dans le IIe arrondissement. Nautilus cherchait une voix féminine. Myrna avait 15 ans à peine mais chantait à merveille. Elle alla faire des essais, sur deux chansons d’amour. Leur enregistrement a traversé le temps. Au-delà de la charge émotionnelle qu’il porte pour la famille, il est le reflet d’une réalité toute libanaise : le fait que, pour tout habitant d’un petit pays comme le nôtre, le monde des possibles, des opportunités à saisir, des annonces de journaux qui peuvent changer la vie, est bien souvent ailleurs. En 1975 comme en 2022.