France
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Le navet, c’est tout sauf un bide

Ce matin, il neigeote brièvement sur la coulée verte René-Dumont à Paris. Et alors que les minuscules flocons mouillés dansent au-dessus des feuilles mortes, un goût singulier s’invite sur nos papilles. Celui du navet chaud, un peu piquant, un peu acidulé, un peu sucré. On ne s’attendait pas à une telle embuscade gustative avant d’aller avaler notre premier double jus de caserne sur le zinc. Mais vous savez comme c’est le mektoub, ça vous chamboule la caboche, ça vous chavire le palpitant en ni une ni deux. Alors on gamberge devant le taulier qui a l’expresso amer quand il cause du prix du gaz et de l’électricité avec un zig qu’est déjà au blanc.

Et soudain, on est à Bagdad du côté de la rue Al-Rashid, un matin de décembre comme aujourd’hui à Paname. C’était hier, c’était il y a un siècle. On ne dira jamais assez combien on peut se les geler l’hiver dans un pays où le thermomètre tutoie allègrement les 50 degrés durant l’été. On a déjà tenté de se réchauffer avec un thé noir et fort à réveiller ce boucher de Saddam Hussein. On s’enfonce dans les ruelles du vieux Bagdad parmi les maisons de bois ottomanes déglinguées, étages de briques en surplomb, ouvertures en croisillons de bois, les moucharabiehs. Tout cela est magnifiquement dessiné par Jacques Ferrandez dans Irak, dix ans d’embargo (1). Un gamin passe en poussant une carriole fumante et en braillant «Maei ! Maei !» Un homme l’arrête et lui achète une nourriture non identifiée. Vu notre impéritie en langue arabe, on ne risque pas de savoir de quoi il s’agit sans goûter. Alors, on croque dans un boulet qui hésite entre le rose et le marron. C’est bouillant et fondant, ça nous réchauffe tout de suite la tubulure. On en redemande de ces navets que l’on appelle shalgham et qui, chauds, sont une nourriture de rue l’hiver dans les quartiers populaires de Bagdad.

Vous connaissez sûrement davantage le turshi shalgham, un pickle principalement composé de navets marinés accompagnés de choux-fleurs et de betteraves. Il est indissociable des cuisines moyen-orientales, et surtout de ce péché gourmand qu’est le chawarma, ce bœuf effiloché que l’on sert à l’assiette et en sandwich. Quand la nostalgie nous aboie dessus, on la repousse avec un bocal de turshi shalgham.

Il faut bien l’avouer, on est tombé amoureux du navet dans la capitale historique du califat abbasside (750-1258), où le poète arabo-persan Aboû Nouwâs (756-815) chantait l’amour et le vin. Avant, c’était le seul invité du pot-au-feu auquel on faisait la gueule. C’était oublié que ce légume de la famille des brassicacées (chou, brocoli, moutarde…) a longtemps été l’incontournable ordinaire de nos aïeux jusqu’à l’avènement de la pomme de terre. A tel point, qu’ils se méfiaient d’autant plus de la patate qu’ils la trouvaient fade par rapport au navet. Mais le tubercule vanté par Parmentier finit par l’emporter sur celui que l’on surnommait «le légume du pauvre». C’était d’autant plus injuste que le navet est disponible toute l’année et qu’il en existe une foultitude de variétés.

Il aura fallu le retour en grâce des légumes racines pour que le navet ne soit plus boudé. Le véganisme et le bio ont contribué à sa sortie des oubliettes, mais aussi la haute gastronomie avec des chefs étoilés comme Guy Savoy, qui a célébré le navet dans son plat «Homard poché puis rôti, accompagné d’une déclinaison de navets confits et en purée. Spaghettis de navets à l’iode et jus de homard au vin rouge». Il y a aussi la volonté de maraîchers de maintenir de la diversité dans l’assiette. Comme ceux qui cultivent le navet noir du Pardhailhan, sur un plateau du parc régional du Haut Languedoc, à une quarantaine de kilomètres de la mer. Désormais, il fait partie des Sentinelles du mouvement agroécologique Slow Food. Ce sont des communautés de petits producteurs qui préservent fruits, légumes, espèces en voie de disparition, savoirs anciens et territoires. Le navet du Pardhailhan possède une chair tendre, délicate, à la saveur douce, comme légèrement sucrée, dont les arômes évoquent la noisette et le pignon.

Cela dit, avec 900 g de navet consommés par an et par habitant, la France est loin de pousser mémé dans les orties. Nos voisins helvètes sont beaucoup plus affables avec le navet lorsque, chaque année, au mois de novembre, ils célèbrent le Räbeliechtli. Une fête d’origine nordique à l’occasion de laquelle les enfants sculptent des navets pour en faire des lanternes avant un défilé nocturne dans les rues. Le mot Räbeliechtli est composé de Räbe ou Rübe, qui signifie «la rave», et de Liecht ou Licht, «la lumière», et du diminutif «li» : soit «la petite lumière de la rave». C’est autrement moins courge que le merchandising d’Halloween.

Pour sublimer le navet, on vous propose la recette de «navets farcis à la dinde, freekeh et sauce au tamarin épicée» (mahshi lift) de Sami Tamimi et Tara Wigley, dans Falastin (1), un formidable voyage culinaire dans la gastronomie palestinienne. De ce plat, ils disent : «Farcir les légumes est très courant dans la cuisine palestinienne. Outre le fait que les plats qui en résultent sont délicieux, festifs et réconfortants, c’est une façon pratique de rendre une viande plus tendre qu’elle ne l’aurait naturellement été. Toutefois, farcir des légumes demande du temps, car pour préparer les sauces et les garnitures, plus évider les légumes, le temps de préparation est souvent relativement long. Ceci n’a pas pour but de vous dissuader de réaliser une recette comme celle-ci (qui est absolument délicieuse), mais pour vous expliquer pourquoi Falastin ne regorge pas de recettes de légumes farcis. Traditionnellement, ce sont plusieurs personnes qui se réunissent pour évider et farcir des légumes et passent le temps en bavardant.» Voici un beau projet de frichti en famille, entre aminches pour les repas de vacances de fin d’année.

Pour six personnes, il vous faut 2 kilos de navets ; 9 cl d’huile de tournesol pour frire ; 60 g de graines de grenade (prélevées sur une demi-grenade) ; une cuillère à soupe et demie d’huile d’olive ; du sel et du poivre du moulin ; 150 g de yaourt grec pour servir (facultatif).

Pour la farce :

80 g de freekeh décortiqué (également appelé «blé vert», en épicerie orientale ou sur le Net), bien rincé, égoutté et débarrassé d’éventuels petits cailloux ; 250 g de cuisses de dinde hachées ; ¾ de cuillère à café de baharat (mélange d’épices en épicerie orientale ou sur le Net : vous pouvez le confectionner vous-même avec 2 cuillères à café de cardamome en poudre ; 2 cuillères à café de cumin en poudre ; 1 cuillère à café de paprika ; 2 cuillères à café de curcuma en poudre. Il se conserve un mois dans une boîte hermétique) ; ¾ de cuillère à café de cumin en poudre ; ¾ de cuillère à café de cannelle en poudre ; 10 g de feuilles d’aneth, ciselées, plus une cuillère à soupe pour servir ; 10 g de feuilles de persil, ciselées, plus une cuillère à soupe pour servir ; 10 g de feuilles d’estragon, ciselées, plus une cuillère à soupe pour servir ; 1 cuillère à soupe et demie d’huile d’olive ; 1 citron bio râpé finement pour obtenir une cuillère et demie à café de zeste ; une cuillère et demie à café de purée de tomates.

Pour la sauce au tamarin :

80 g de pulpe de tamarin séchée (en épicerie orientale, asiatique et sur le Net), trempée dans 25 cl d’eau bouillante pendant 30 minutes ; 1 oignon coupé en brunoise (150 g) ; 6 gousses d’ail écrasées (25 g) ; 1 grand piment vert épépiné et haché finement (20 g) ; 2 cuillères à soupe d’huile d’olive ; une demi-cuillère à café de cumin en poudre ; une demi-cuillère à café de coriandre en poudre ; une demi-cuillère à café de cannelle en poudre ; une cuillère à café de baharat ; 6 tomates prunes râpées grossièrement (400 g) ; 1 cuillère à café et demi de purée de tomates ; 1 cuillère à soupe de sucre en poudre.

Recette :

Commencez par préparer la farce. Portez une casserole avec un grand volume d’eau à ébullition. Ajoutez le freekeh et faites-le cuire 15 minutes environ. Il doit être bien cuit. Transférez-le dans une passoire et faites couler l’eau froide du robinet dessus. Laissez égoutter complètement pendant 15 minutes environ.

Pendant que le freekeh cuit, mettez tous les ingrédients pour la farce dans un bol avec une cuillère à café de sel et une bonne dose de poivre noir. Le freekeh peut ensuite être incorporé, dès qu’il est égoutté et sec. Mélangez bien et réservez.

Pelez les navets et parez les extrémités, pour qu’ils reposent à plat sur le plan de travail. Utilisez un couteau économe pour les évider. Faites un trou à l’une des extrémités du navet puis tournez le couteau pour accroître la circonférence du trou que vous creusez. Arrêtez-vous avant d’arriver à la base du légume, car vous ne devez pas le percer de part en part. Vous devez obtenir une cavité d’environ 3 centimètres de large avec des bords d’environ trois-quarts de centimètre d’épaisseur. Si toutefois vous perciez le navet, ne vous inquiétez pas. Les parures du légume peuvent être utilisées pour reboucher le fond, si nécessaire.

Versez l’huile de tournesol dans une grande poêle sauteuse. Mettez-la à chauffer à feu moyen-vif. Quand l’huile est chaude, ajoutez délicatement les navets, en deux ou trois fournées successives, dans la poêle. Faites-les frire pendant huit minutes environ, en remuant de temps en temps, le temps qu’ils dorent sur toutes les faces. Transférez-les dans un plat recouvert de papier absorbant et faites cuire les navets restants. Une fois qu’ils sont suffisamment froids pour être manipulés, remplissez-les (avec les doigts ou avec une petite cuillère) avec la farce au freekeh, en la poussant délicatement dans le trou.

Pour préparer la sauce, cassez autant que possible la pulpe de tamarin avec les doigts. Passez-la dans un tamis et poussez délicatement avec une cuillère, pour récupérer autant de liquide de tamarin que vous pouvez. Vous devriez obtenir environ 26 cl. La pulpe et les graines peuvent être jetées. Mettez l’oignon, l’ail et le piment dans un robot mixeur et donnez plusieurs impulsions afin de hacher finement sans pour autant réduire le tout en purée.

Versez l’huile dans une grande poêle sauteuse (pour laquelle vous avez un couvercle) et mettez-la à chauffer à feu moyen-vif. Ajoutez le mélange à base d’oignon et faites cuire 7 minutes environ, en remuant de temps en temps, jusqu’à ce que le mélange ait ramolli et soit légèrement coloré. Incorporez les épices et laissez cuire quelques secondes, puis ajoutez les tomates, la purée de tomates, deux cuillères à café de sel et une bonne dose de poivre noir. Laissez cuire et épaissir cinq minutes environ, puis ajoutez le sucre, le liquide de tamarin et 50 cl d’eau. Laissez cuire encore 10 minutes, en remuant de temps en temps.

Retirez la casserole du feu et plongez-y doucement les navets avec le côté farci sur le dessus. Remettez à feu moyen-doux, puis laissez mijoter doucement et à couvert, pendant environ 1 h 10, jusqu’à ce que les navets puissent facilement être transpercés par la pointe d’un couteau. Retirez du feu et réservez, en ôtant le couvercle, pendant 10 minutes environ, pour que le plat refroidisse légèrement.

Pendant que les navets cuisent, mélangez les graines de grenade, l’huile d’olive et les herbes en plus dans un bol. Ajoutez ce mélange aux navets, avant de servir directement dans le plat, accompagné d’une cuillère de yaourt, si vous le souhaitez.

Astuce : les navets peuvent être évidés la veille. Il suffit de les conserver dans un grand volume d’eau froide avec un peu de jus de citron pressé dedans (pour éviter la décoloration). Le plat tout entier peut être cuisiné la veille, si vous le souhaitez, et réchauffé juste avant de servir (généralement les saveurs se décuplent le lendemain).

Et pour une cuisine antigaspi, vous pouvez tenter des navets caramélisés avec la chair que vous avez obtenue en la taillant en dés. Dans une sauteuse antiadhésive, déposer les dés de navet. Ajouter 20 g de beurre, 2 cuillères à soupe de miel et couvrez à mi-hauteur de jus de carotte. Faites cuire environ 7 à 8 minutes. Retirez les navets et faites réduire le jus jusqu’à caramélisation. Enrobez les navets de ce caramel.

(1) Carnet d’Orient : Irak, dix ans d’embargo de Jacques Ferrandez et Alain Dugrand. Casterman, 2001, 19,80 €.

(2) Falastin, un voyage culinaire de Sami Tamimi et Tara Wigley, photographies de Jenny Zarins. Hachette «Cuisine», 2020, 35 €.