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Le passeport syrien est le plus cher et le plus difficile d'accès au monde

Temps de lecture: 5 min

Originaire d'Alep, Ghassan Dano est un journaliste déplacé, installé depuis plus de cinq ans à Idlib, au nord-ouest de la Syrie, dernière région contrôlée par des djihadistes et des forces rebelles au régime de Bachar el-Assad. Depuis son départ d'Alep, Ghassan Dano s'est marié et a eu des enfants, mais faute d'accès aux institutions, aucune de ces évolutions n'est enregistrée auprès de l'État syrien.

Même si sa famille et lui voulaient partir, ils ne le pourraient pas: comme les 5 millions de Syriens vivant dans la région, Ghassan Dano est dans l'impossibilité d'obtenir un passeport. Or, selon l'article 1er du décret législatif n°42 sur les départs de Syrie, les ressortissants de la République arabe syrienne n'ont ni le droit de quitter le territoire, ni celui d'y revenir s'ils n'ont pas de passeport ou de documents de voyages. De fait, le journaliste est dans l'incapacité de se déplacer dans et hors du pays.

Un outil détourné de filtrage politique

Ancien employé du gouvernement, Ghassan Dano a quitté son travail après avoir été visé par un mandat d'arrêt des services de sécurité du gouvernement. Bien qu'il en souffre, il a renoncé à tenter d'obtenir les documents d'identité et les passeports qui permettraient à sa famille et lui de sortir de Syrie, car cela impliquerait de se déplacer vers les zones contrôlées par le régime.

«Ma carte d'identité est abîmée, c'est une raison suffisante pour être arrêté», indique-t-il. Au début des mouvements anti-Assad, nombreux sont les citoyens qui ont détruit leurs documents d'identification, faisant de cartes d'identité abîmées un symbole de leur opposition au régime.

«Le régime utilise l'émission de passeports comme un moyen de distinction entre loyalistes et opposants», explique Fadel Abdul Ghani, directeur du Syrian Network for Human Rights (SNHR), précisant que le gouvernement utilise toutes les institutions sous son contrôle pour consolider son pouvoir et son parti.

Entre mars 2011 et janvier 2019, au moins 1.249 personnes (dont 8 enfants et 138 femmes) ont été arrêtées alors qu'elles s'étaient rendues auprès de services du département de l'immigration et des passeports pour obtenir des documents officiels, selon un rapport du SNHR. «Pendant les rendez-vous, les gens sont interrogés sur leurs relations et les raisons pour lesquels ils demandent des passeports, expose Fadel Abdul Ghani. Ce sont des cas de discrimination directe sur la base de l'opinion politique.»

Des coûts exorbitants qui servent le régime

En 2016, alors qu'il quitte Damas pour Idlib, Muhammad Abu Hisham cherche à obtenir des passeports pour sa famille et lui. «Nous avions besoin de documents pour six personnes, à raison de près de 500 euros le passeport», se remémore-t-il. Un coût conséquent, dans la mesure où son salaire mensuel ne dépasse pas les 200 euros.

Abu Hisham précise avoir payé cher pour faire en sorte que les noms de sa famille et lui ne soient pas enregistrés par les services de sécurité. Une étape courante dans le processus consiste en effet à vérifier qu'aucun des demandeurs n'est recherché par l'un des multiples services de sécurité du régime. «Nous les avons obtenus en une semaine, raconte Abu Hisham. Une attente déjà longue car ma femme, qui est allée les chercher, avait très peur de la réaction des services centraux du gouvernement.»

«Le régime utilise l'émission de passeports comme un moyen de distinction entre loyalistes et opposants.»
Fadel Abdul Ghani, directeur du Syrian Network for Human Rights (SNHR)

Malgré toutes ces difficultés, le passeport n'est valable que deux ans. Associée au faible nombre de pays auxquels il donne accès –29 sur 199 dans le monde–, cette courte période de validité place le passeport syrien à la troisième place du classement des pires du monde établi par le Henley Passport Index. Les surcoûts font aussi partie des paramètres qui le tirent vers ce triste score: si elle se trouve en dehors des frontières syriennes, la personne qui demande un passeport doit payer 300 dollars supplémentaires, selon le site officiel du ministère syrien des Affaires étrangères et des expatriés, et 800 dollars en cas de requête urgente.

«Ces montants ne correspondent pas aux frais d'émission du passeport lui-même, donc c'est du vol, estime Fadel Abdul Ghani. C'est la description d'un vol en termes légaux, du moins.» Il précise que des sommes supplémentaires à celles affichées en ligne sont fréquemment payées pour obtenir les passeports auprès de réseaux liés au régime d'Assad. «Il est impossible de gérer ce type de business de manière individuelle. Il faut de la coordination avec des employés des consulats et des services de gestion des passeports.» Le SNHR a démontré que les profits ainsi obtenus sont utilisés par le régime de Bachar el-Assad pour alimenter la lutte contre l'opposition.

Même dans les zones contrôlées par le gouvernement

Si ceux vivant dans les zones tenues par les rebelles sont les plus affectés, toute la population souffre du coût et des difficultés d'obtenir des passeports. Samer a tenté d'en demander un par les voies classiques, en utilisant la plateforme du ministère de l'Intérieur pour obtenir un rendez-vous avec le département de l'immigration et des passeports.

Le plus souvent, explique-t-il, le site web ne fonctionne pas. Ou alors, après avoir rempli toutes les informations demandées et enregistré, «vous recevez un message déclarant qu'il n'y a aucun rendez-vous disponible au moment demandé, ou que le site est en maintenance».

Théoriquement, obtenir un passeport ne devrait coûter que 50.000 livres syriennes (un peu moins de 20 euros) ou moins, et 10.000 livres si la procédure est urgente. Passer par des intermédiaires double rapidement le tarif, qui varie encore selon les cas puisque «la règle est simple: plus vous payez, moins il y a de délais». Par les voies officielles, il faut attendre cinq à six mois pour obtenir son document. Résultat: même dans les zones contrôlées par le régime, la population recourt fréquemment à des méthodes informelles. «Pour obtenir un passeport en quelques semaines, ceux qui le peuvent déboursent jusqu'à 4 millions de livres [1.500 euros]», indique Samer.

«La durée d'émission des passeports, le fait de contraindre à attendre de longues heures pour un service inadapté, la négligence envers les citoyens sont autant de violations de leurs droits», détaille Fadel Abdul-Ghani, aggravées par le montant des sommes que ceux-ci se retrouvent à payer. Face aux centaines d'euros demandées, le revenu moyen d'un employé du gouvernement varie entre 200.000 et 500.000 livres syriennes (entre 76 et 190 euros) chaque mois.

L'option des alternatives illégales

Au nord-ouest du pays, une partie de la population se tourne donc vers des solutions illégales. Certains traversent la frontière avec la Turquie pour atteindre le consulat syrien installé à Istanbul, mais obtenir des permis de voyage pour le pays voisin est complexe. Ghassan Dano a songé à traverser la frontière illégalement pour obtenir les papiers qui manquent à sa femme, ses enfants et lui, mais affirme que «c'est trop risqué, [qu'il] pourrai[t] être tué par les balles des garde-frontières. En attendant de trouver une solution, [il] reste ici, sans papiers officiels.»

Dans d'autres zones hors du contrôle du gouvernement, des citoyens se débrouillent pour obtenir de faux passeports. «Des passeports vides sont subtilisés des anciens bureaux du département de l'immigration et passés clandestinement dans de simples bibliothèques où on les remplit», explique Ahmed, un expert de ce type de document. Avec un tel document, ce dernier espère pouvoir entrer en Turquie, un peu comme en Arabie saoudite où les voyageurs sont tolérés tant qu'ils ont un document démontrant leur identité.

Ahmed souligne néanmoins qu'Interpol indique rapidement aux autorités que ces documents sont invalides. «Il est impossible d'obtenir le moindre visa avec ce type de passeport.» Juste, peut-être, de traverser la frontière.