France
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« Le populisme est une réaction à l’affaiblissement du politique »

La Croix : Nous sortons d’une décennie durant laquelle le « populisme » a été décrit comme la doctrine de plusieurs mouvements politiques. Mais comment définir ce terme ?

Antoine Cargoet : On pourrait prétendre le faire en dressant la liste de tous les mouvements « populistes » qui ont vu le jour ces dernières années : populismes de droite, de gauche, voire du centre. D’autres mettent en avant le rôle du leader ou encore leur radicalité. Pour ma part, il me semble que ces mouvements partagent trois éléments d’unité : l’aspiration au rétablissement du peuple comme sujet politique, la volonté de renouer avec le sacré et le retour des passions en politique.

Quelles sont les causes profondes de l’émergence de ces mouvements ?

A. C. : Elles tiennent d’abord à un ralentissement du progrès socio-économique. Que ce soit en France, aux États-Unis ou ailleurs, de larges pans de la population ne s’intègrent pas dans la mondialisation heureuse qui leur était promise et ne peuvent plus espérer un meilleur avenir pour leurs enfants. Or, dans une société, la norme est acceptée tant qu’il y a élévation et progrès. Lorsque ce dernier stagne, la norme est remise en question, c’est tout le processus de civilisation qui s’enraye et la situation politique devient intenable. Comment maintenir la cohésion sociale dès lors qu’une société cesse d’avancer ? C’est un problème non résolu dont le populisme n’est que la première manifestation.

Quelles aspirations communes et quelles divergences ont parcouru ces mouvements populistes ?

A. C. : En France, le mouvement des gilets jaunes a incarné le retour du conflit de classes. Les demandes formulées étaient des demandes sociales, ainsi qu’une volonté de retour de la puissance de l’État. Au cours du XXe siècle, le politique en tant que foi séculière s’est substitué au religieux. Depuis la Révolution française, ce n’étaient plus les clercs ou les rois qui contrôlaient le temps, mais l’État, bras armé du peuple qui lui a permis de prendre en main son destin. Son déclin à l’ère de la mondialisation et de la construction européenne est comme un second arrachement pour les Français.

A contrario, aux États-Unis avec Donald Trump ou en Espagne avec Vox, les mouvements populistes s’inscrivent davantage en réaction à un certain progressisme et se concentrent sur des thèmes sociétaux, ce qu’on retrouve peu dans le mouvement populiste français. On peut cependant noter une unité de ressort commune aux populismes : ils marquent le retour du refoulé et sont une réaction des peuples à l’affaiblissement tendanciel du politique au cours des dernières décennies.

Le conflit entre les élites et le peuple – dont se réclame le populisme – est-il obligatoire ?

A. C. : Il y a deux manières de concevoir la politique : l’une défend l’idée d’un dissensus inhérent à toute société, et l’autre la voit comme la construction d’un consensus. Je crois que le conflit est indépassable et que le rôle du politique est justement d’organiser pacifiquement ce conflit. Vouloir le mettre en sourdine, c’est faire courir le risque à la société de la mener vers une issue violente.

On a reproché aux mouvements populistes d’exalter les passions, de « flatter les bas instincts ». Comment concilier une société fondée sur la raison sans rejeter l’expression des passions ?

A. C. : Considérer la politique comme la simple expression de la raison revient à nier sa dimension intrinsèquement passionnelle. La vision purement technocratique de la politique est dangereuse. Il ne faut pas congédier les passions : elles vont avec le politique. Il faut leur accorder leur juste place. Pour autant, le populisme porte des risques assez évidents, on peut le voir avec les courants confusionnistes et complotistes qui connaissent un développement fulgurant.

Entre 2012 et 2022, le populisme a évolué : ce cycle a débuté avec une politisation massive et une réelle appropriation du politique – à travers Occupy Wall Street ou les Indignés en Espagne – et s’est terminé par l’assaut des partisans de Donald Trump sur le Capitole. On est passé du meilleur au pire. Il ne faut pas non plus donner carte blanche à l’expression des passions.

Le moment populiste est-il terminé ? Que lègue-t-il ?

A. C. : On peut être tenté de le penser, mais en réalité les racines profondes de ce moment populiste subsistent. À la fin du XIXe siècle aux États-Unis, le premier mouvement populiste a émergé puis s’est éteint. Mais certaines de ses demandes ont resurgi à l’époque du New Deal et dans l’après-guerre.

Concernant la période actuelle, le sociologue Paolo Gerbaudo prétend que le populisme a infusé dans la société, et que certains éléments comme l’idée de « contrôle » ou de « souveraineté » ont été absorbés par le discours dominant et les classes dirigeantes. Il émet ainsi l’hypothèse du passage du « néolibéralisme » au « néo-étatisme ». À vrai dire, je ne crois pas que la parenthèse populiste soit refermée, la question des modalités de la réémergence future de phénomènes semblables demeure entière.