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« Les congrégations religieuses connaissent un basculement des forces vives du Nord vers le Sud »

La Croix : À quel moment et pourquoi la vie religieuse apostolique féminine se développe-t-elle en France ?

Matthieu Brejon de Lavergnée : La vie religieuse apostolique connaît un regain au XVIIe siècle dans le contexte de la Réforme catholique. Elle offre aux femmes une sorte de troisième voie entre le mariage et la clôture. Il s’agit d’inventer une forme de vie consacrée qui permette de sortir pour soigner les malades et visiter les pauvres. Sous l’Ancien Régime, ce mode de vie reste cependant minoritaire par rapport à la vie contemplative.

Moines et moniales étant considérés comme inutiles au temps des Lumières, c’est sous la forme de la vie apostolique que se manifeste le réveil religieux au XIXe siècle. Les religieuses non cloîtrées répondent aussi aux besoins de la société d’avoir des infirmières et des enseignantes pour éduquer les filles en particulier. Elles reçoivent une formation. Célibataires, elles vivent en communauté de manière autonome, ce qui est original dans des sociétés patriarcales. Les faire venir dans des hôpitaux et des écoles, plutôt que des laïcs, coûte aussi moins cher.

Comment s’opère un basculement des pays du Nord vers le Sud ?

M. B. de L. : Le XIXe siècle favorise le développement missionnaire avec la constitution des empires coloniaux. Les religieuses sont tellement nombreuses en Europe, notamment en France, qu’elles ressentent l’appel du large pour sauver et convertir les âmes. Cette mission, totale, s’appuie aussi sur les ressorts de l’éducation et des soins qui leur sont familiers.

Ce mouvement vers les pays du Sud se renforce à la faveur de l’anticléricalisme qui se développe en France, dans les années 1900-1910, autour de la séparation de l’Église et de l’État. En 1904, une loi interdit aux religieux et aux religieuses d’enseigner. Un certain nombre de congrégations font alors le choix de l’exil, avec le soutien paradoxal du ministère des affaires étrangères parce qu’elles contribuent à l’influence française à l’étranger.

Malgré ces contraintes, les congrégations apostoliques connaissent un âge d’or dans l’entre-deux-guerres et leur apogée au moment du concile Vatican II. Par exemple, les Filles de la Charité sont 45 000 dans le monde, à leur maximum, en 1965. J’aime les qualifier de « multinationale » de la charité avec son siège à Paris. Le contexte tiers-mondiste de Populorum progressio (1967) encourage aussi à se tourner vers les pays du Sud : « Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui de façon dramatique les peuples de l’opulence », écrit alors Paul VI. Certaines quittent la sécurité des grandes maisons pour vivre, plus radicalement, pauvres parmi les pauvres.

Mais la baisse du recrutement, antérieure aux années conciliaires, ainsi que la crise, qui conduit à des départs et à des redéfinitions douloureuses parfois, précipitent un déclin numérique puis un vieillissement à partir des années 1970. Les plus petites des congrégations ont déjà disparu, celles qui avaient eu la chance de s’étendre dans le monde vont pouvoir se renouveler. On assiste ainsi à un basculement qui s’accélère des forces vives du Nord vers le Sud.

Quelles sont les répercussions sur la gouvernance de ces congrégations ?

M. B. de L. : Afin d’avoir des recrues locales, les religieuses européennes avaient ouvert des noviciats dans les pays de mission. Mais ces sœurs étaient souvent maintenues dans des positions secondes, les Européennes partageant pour beaucoup les préjugés de « race » alors communs. La prise de conscience du vieillissement puis le concile Vatican II vont changer la donne. Pour s’adapter au monde moderne, la lettre apostolique Ecclesiae sanctae invite en 1966 les congrégations à plus de démocratie en mettant en place une assemblée générale, organe de représentation d’une communauté tout entière désormais consultée et dotée de pouvoirs délibératifs. Cela conduit à donner plus de voix aux différentes « provinces ». Des sœurs des pays du Sud les représentent à l’assemblée d’où elles accèdent au conseil général de leur congrégation.

Un certain nombre de communautés ont même élu récemment une sœur issue des anciennes terres de mission comme supérieure générale. Le gouvernement de la congrégation reste, quant à lui, bien implanté dans la maison mère en Europe. Celle-ci est un lieu symbolique fort où se trouve son patrimoine culturel et spirituel, ses archives, le corps saint du fondateur ou de sa fondatrice… Aujourd’hui, il existe un véritable enjeu de transmission de cet héritage afin d’offrir un patrimoine spirituel commun à des sœurs venues d’horizons si différents.