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Les coulisses de l'envoi de chars occidentaux à l'Ukraine

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Le président américain Joe Biden et le chancelier allemand Olaf Scholz ont annoncé, mercredi 25 janvier, avoir conclu un accord: le premier s'engage à envoyer à l'Ukraine des chars de combat Abrams M1; en retour, le second accepte d'acheminer dans le pays en guerre certains de ses Leopard 2 et de laisser plusieurs alliés européens lui faire parvenir de ces blindés achetés à l'Allemagne.

Craignant de susciter le courroux de ses électeurs ou de provoquer une escalade du conflit, Olaf Scholz a résisté avant d'accepter d'envoyer des Leopard, exigeant comme condition préalable que les États-Unis livrent eux aussi certains de leurs principaux chars de combat. Désormais, les termes de l'accord sont fixés: Washington enverra trente-et-un chars, suffisamment pour compléter un unique bataillon ukrainien –chiffre conséquent, mais pas énorme–, qui n'arriveront pas dans les prochaines semaines mais dans les prochains mois, et peut-être même pas avant un an.

Pourquoi? Parce que ces blindés doivent être commandés à l'usine General Dynamics, qui devra les fabriquer de A à Z, et ne seront pas extraits des réserves existantes alors même que l'armée américaine dispose d'environ 4.400 chars Abrams, dont un grand nombre se trouvent déjà en Europe.

Les Abrams, des blindés pas adaptés à la guerre en Ukraine?

Je n'ai pas réussi à obtenir de réponse franche lorsque j'ai demandé à des responsables pourquoi ils avaient décidé de ne pas prélever trente-et-un Abrams des stocks américains et de les remplacer plus tard avec des véhicules neufs. S'ils le faisaient, ces chars devraient certes être modifiés –les Abrams destinés à l'exportation ne disposent pas de toutes les caractéristiques high-tech de ceux prévus pour l'armée américaine–, mais cela prendrait tout de même moins de temps que de construire des engins de toutes pièces.

Les responsables du Pentagone et de la Maison-Blanche s'étaient jusqu'à présent opposés à l'envoi de M1, avançant qu'ils étaient bien trop complexes –trop enclins à tomber en panne et trop dépendants de chaînes de ravitaillement chancelantes, surtout en matière de carburant– pour que les Ukrainiens puissent les utiliser, les entretenir et les alimenter. Un responsable de la Maison-Blanche me disait encore le 20 janvier que l'administration n'envoyait pas de M1 parce que ça ne servait à rien de livrer des armes que les Ukrainiens ne pourraient pas utiliser.

Ces responsables n'ont pas changé d'avis sur la question. Beaucoup au Pentagone estiment encore que les Abrams ne sont pas adaptés à la guerre en Ukraine. Quoi qu'il en soit, Joe Biden a décidé, et ses hauts conseillers ont été nombreux à l'approuver, qu'il lui fallait envoyer quelques M1 afin d'inciter Olaf Scholz à livrer des Leopard à Kiev.

Certains conseillers extérieurs avaient suggéré d'envoyer une poignée de M1, juste pour la galerie. Cependant, d'autres responsables, y compris ceux qui étaient opposés à la livraison du moindre char, estimaient que ce serait pire que de ne rien faire du tout, que ce serait envoyer le signal, de manière bien trop transparente, que cet envoi n'était vraiment que symbolique. Le compromis trouvé était d'envoyer juste assez de chars pour faire une différence concrète dans les combats –donc suffisamment pour constituer un bataillon de chars ukrainiens.

Des coups de pouce sur le long et sur le court terme

À quel point l'envoi de ces blindés fera-t-il la différence? Difficile de le dire. Lors d'un brief donné le 25 janvier au matin, un haut responsable de l'administration annonçait que le principal objectif des chars Abrams serait de «donner un coup de pouce aux défenses ukrainiennes sur le long terme», ajoutant qu'ils renforceraient la sécurité du pays pour «les mois et les années à venir». En revanche, poursuivait-il, les Leopard fournis par l'Allemagne et d'autres pays européens serviront à couvrir ses besoins à «court terme». Certains de ces véhicules devraient arriver sur place dès les prochains mois.

Olaf Scholz a annoncé que Berlin enverrait, dans un premier temps, quatorze chars Leopard. En tout, l'Allemagne et d'autres pays européens–la Pologne, l'Espagne, la Norvège, la Finlande et possiblement d'autres– enverront environ quatre-vingt blindés, soit suffisamment pour former deux bataillons minimum. La Grande-Bretagne a également accepté d'envoyer quatorze de ses Challenger, semblables aux Abrams et aux Leopard. Les États-Unis et les Pays-Bas envoient à eux deux quatre-vingt-dix chars T-72 soviétiques remis à neuf, qui ressemblent à ceux que l'Ukraine, ex-république soviétique, a déjà utilisés.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui a exprimé sa gratitude aux dirigeants occidentaux, a déclaré avoir besoin de trois-cents blindés occidentaux afin de monter une contre-offensive efficace contre les troupes russes et reprendre les territoires ukrainiens dont les forces de Moscou se sont emparées. Comment il est arrivé à ce chiffre, ce n'est pas très clair –le mode de calcul du nombre de chars que les Occidentaux ont décidé d'envoyer ne l'est cependant pas non plus.

Des chars difficiles à neutraliser

Il existe des désaccords, même entre les responsables qui suivent la bataille, sur le matériel précis dont a besoin l'Ukraine et sur les volumes à envoyer. Un analyste spécialiste de la défense m'a dit la chose suivante: «Il y a une différence entre ce que les responsables ukrainiens disent publiquement vouloir, ce dont leur armée dit avoir besoin en privé et ce que les États-Unis estiment être une priorité pour les Ukrainiens.»

Le général à la retraite David Petraeus m'a expliqué, dans un mail, qu'un ou deux bataillons de chars occidentaux modernes peuvent sembler ne pas représenter grand-chose, mais que «pour avoir vu ce qu'un petit nombre de très bons chars dirigés par des soldats compétents peut faire au combat, c'est significatif», surtout associé à l'infanterie, aux ingénieurs de combat, à la défense aérienne, à la cyberguerre, à l'artillerie et aux drones. Les M1 Abrams et les Leopard 2 sont «vraiment très difficiles à neutraliser sans missiles guidés antichars sophistiqués ou un équipage qualifié», précise-t-il.

Lors d'une intervention télévisée diffusée le 25 janvier dernier, Joe Biden a déclaré que les Ukrainiens commenceraient à s'entraîner sur des chars Abrams «le plus tôt possible», afin d'être prêts à les utiliser dès leur livraison. Cela laisse entendre qu'un certain nombre de soldats vont s'entraîner sur des M1 déjà déployés, peut-être en Allemagne, bien que cela n'ait pas été explicitement formulé.

Les M1 Abrams et les Leopard 2 sont «vraiment très difficiles à neutraliser sans missiles guidés antichars sophistiqués ou un équipage qualifié». | Joseph A. Lambach, U.S. Marine Corps via Wikimedia Commons

Une mission: protéger la cohésion

Le président des États-Unis a commencé sa déclaration en soulignant que «l'Allemagne est vraiment montée d'un cran» dans la tenue de ses engagement en matière de défense (elle est la deuxième, derrière les États-Unis, concernant l'aide économique et militaire à l'Ukraine). Il a également loué les qualités d'Olaf Scholz, le qualifiant de «force solide, très solide, pour la cohésion» au sein de l'alliance occidentale.

Voilà le véritable objet de l'envoi de chars Abrams: chanter publiquement les louanges du chancelier allemand pour le féliciter d'avoir surmonté ses réticences. Il s'agissait également de protéger la cohésion politique de l'OTAN et des cinquante membres du Groupe de contact sur la défense de l'Ukraine, qui a tenu bien plus longtemps et bien plus fermement que beaucoup ne l'avaient prédit au début de la guerre en février dernier –et dont le refus de Berlin d'envoyer des Leopard menaçait l'unité.