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Les illusions perdues d’un marchand polonais du XIXe siècle

La Poupée, de Wojciech Has, Pologne, 1968, 2 h 40

Le titre, la Poupée, se réfère à un épisode mineur du roman éponyme d’un grand écrivain polonais, Boleslaw Prus, dont ce film de Wojciech J. Has, réalisé en 1968 et aujourd’hui restauré et réédité, est l’adaptation. Or, si l’on aperçoit bien, très fugitivement, quelques jouets, l’épisode en question ne figure nullement dans cette illustration partielle de l’œuvre originelle, qui traite grosso modo de l’ascension et des vicissitudes d’une sorte de Rastignac ou de Rubempré polonais, qui tente de s’immiscer dans la haute société varsovienne après avoir fait fortune dans le commerce. Mais c’est moins à Balzac qu’à son contemporain français Zola, ou même à Flaubert, qu’on a comparé cet écrivain réaliste ou positiviste qui plongea ses héros dans le bruit et la fureur socio-politique de son temps.

Dans la version cinéma, il ne reste que l’écume romanesque de l’épopée et à peine quelques bribes de ses à-côtés sociaux – même si reviennent régulièrement les préoccupations de Wokulski, personnage principal de la Poupée, pour des déshérités qu’il croise au cours de ses pérégrinations. Wojciech Has, cinéaste franc-tireur, friserait l’académisme s’il s’en tenait à une reconstitution méticuleusement décorée et illustrée de la Pologne du XIXe siècle, aux antipodes des soubresauts sociétaux et culturels des années 1960. Mais il est sauvé par ses pulsions oniriques et son sens aigu du baroque. Certes, c’est moins flagrant ici que dans certains de ses films les plus célèbres, le Manuscrit trouvé à Saragosse et la Clepsydre, justement loués pour leur dimension picaresque et/ou surréaliste. Mais les tribulations mi-figue mi-raisin de Stanislaw Wokulski, sorte de grand empoté empêtré dans sa passion platonique pour une frivole et jolie aristocrate, Izabela Lecka, débouchent de temps en temps sur des visions à la Goya (gros plan sur un cadavre de cheval décharné) ou des tableaux irréels dignes du peintre belge Paul Delvaux (l’étrange réception pleine de verdure et au décor kitsch, où évoluent des personnages figés).

une incursion inattendue dans l’irrationnel

Le décalage du film par rapport au romanesque traditionnel devient éclatant, avec une incursion inattendue dans l’irrationnel. Voir la scène où le marchand ouvre un médaillon recelant un parallélépipède de métal brillant, qui s’envole magiquement au ralenti. On n’ira pas jusqu’à faire un rapprochement avec le mystérieux monolithe noir de 2001 : l’odyssée de l’espace, sorti la même année (1968). Mais tout de même, cette extravagante séquence sise dans un contexte tout à fait traditionnel (badinage nocturne et mondanités), et qui ne résulte d’aucun tour de magie (rien n’explique le phénomène), ajoute à cette ​​​​​​​ Poupée un accent onirique, qui non seulement élève le sujet, mais contrebalance la litanie des travellings alambiqués le long des cours des miracles pittoresques de la Varsovie d’antan. Par ces échappées symboliques et irréelles, Has évite de s’enliser dans la description convenue de la fange urbaine et relativise avec élégance le matérialisme et les passions ordinaires de ses personnages.