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Les polémiques racistes abîment la santé mentale de nombreux Français

Temps de lecture: 10 min

Le 1er janvier 2023, les propos de l'une des personnalités préférées des Français suscitaient la polémique. Pour la promo de son film Tirailleurs, qui suit des soldats originaires des colonies africaines envoyés au front pendant la Première Guerre mondiale, l'acteur Omar Sy, interrogé par Le Parisien sur la guerre en Ukraine, avait déclaré: «L'Ukraine n'a pas été une révélation dingue pour moi. Comme j'ai de la famille ailleurs, en Afrique, je sais qu'il y a toujours eu des enfants en guerre, des familles brisées. Je suis surpris que les gens soient si atteints. Ça veut dire que quand c'est en Afrique, vous êtes moins atteints?»

Ces quelques phrases, une poignée de Français ne les ont pas digérées. Alors sur les réseaux sociaux, dans les débats télévisés, à la radio, on s'en prend à celui qui, jadis, faisait la fierté du pays à l'international –mais ça, c'était avant qu'il ne l'ouvre. On le traite d'«ingrat», lui, à qui la France aurait tant donné; on le renvoie à sa condition d'enfant d'immigrés, comme un rôle auquel il ne peut échapper.

Des critiques qui restent en travers de la gorge

Si elle vise Omar Sy au départ, cette controverse atteint bien d'autres personnes. «Elle touche les musulmans, les immigrés, les Noirs, les personnes racisées… Elle vise tout le monde. Je me sens attaquée sur tous les fronts», souffle Aïvy, une Franco-Bangladaise de 24 ans. Pourtant, elle ne peut s'empêcher de parcourir Twitter. «Je sais qu'en regardant, je vais me faire du mal, mais j'ai besoin de savoir ce que ce pays pense de moi», confie-t-elle.

C'est surtout le mot «ingrat» qui reste en travers de la gorge de cette juriste spécialisée en droit d'asile. «Une personne non-blanche critique ce pays, elle est forcément ingrate. Mais moi, je le critique car je l'aime, car j'aimerais qu'il soit meilleur. On a l'impression qu'on est obligé de remercier la France jusqu'à notre mort. La France a donné des aides à Omar Sy quand il était plus jeune? Bah heureusement, c'est la loi!»

La jeune femme est remontée, mais surtout épuisée par ces polémiques «incessantes»: ce qui n'est peut-être que des mots pour certains a des conséquences physiques et morales importantes sur d'autres. «À chaque fois, je me sens drainée, je n'ai plus d'énergie», affirme Aïvy. Elle a mis un certain temps avant de faire le lien entre les deux; et puis, un jour, elle a compris: c'est ce racisme décomplexé qui la casse autant. «Je me sens constamment attaquée, exclue et illégitime. C'est quel niveau de déshumanisation, ça?»

«On n'a plus le temps de guérir»

En France, les débats occupent une place de plus en plus importante dans les médias et en leur sein, il n'est pas rare qu'un propos raciste ou xénophobe soit lâché. C'est que le cadre s'y prête à merveille: sur les chaînes d'information en continu –CNews en top position–, mais aussi dans des émissions comme «Touche pas à mon poste», les matinales radio et télé, plusieurs personnalités sont autour d'une table, ergotant sur le moindre mot, le moindre geste, dans l'espoir de faire le buzz.

Sur les réseaux sociaux, les extraits les plus salés sont repris, commentés par d'autres pseudo personnalités, puis partagés à l'infini. De l'autre côté de l'écran, celles et ceux qui sont visés souffrent en silence. «Avant, je me disais: “Je boycotte la télévision et CNews et je ne verrai plus ce déversement de haine”. Mais maintenant, tu ne peux plus y échapper. T'ouvres Facebook, Twitter et Instagram et tu te retrouves assommée par ce racisme sans le vouloir», regrette la jeune juriste.

«On retient constamment notre souffle. C'est un processus de destruction
de notre dignité.»
Fatima Bent, présidente de l'association Lallab

Le caractère répétitif de la chose fragilise encore plus ces communautés. Ces derniers mois, les polémiques n'ont pas manqué dans l'Hexagone. Il y a évidemment eu celle autour d'Omar Sy; avant, le match Maroc-France pendant la Coupe du monde 2022 et l'évaluation de la francité des Marocains vivant sur le sol français; et puis, le double standard entre les réfugiés ukrainiens et africains; sans parler du port du voile qui revient sans cesse comme un vieux refrain. «On n'a pas le temps de guérir d'un débat qu'une autre polémique apparaît. On retient constamment notre souffle, commente Fatima Bent, présidente de l'association Lallab. C'est un processus de destruction de notre dignité.»

«Ce processus les nie en tant qu'êtres humains»

Le racisme peut avoir un impact sur la santé mentale des personnes visées. Aux États-Unis, les études concernant «le traumatisme racial» lié aux discriminations sont nombreuses. Le bureau de la santé mentale de l'État de New York a même publié une brochure recensant les différents symptômes physiques et mentaux engendrés par l'expérience du racisme, ainsi que divers moyens pour faire face à de telles agressions.

Dans la presse, les éditos vantant la nécessité de s'éloigner des réseaux sociaux se sont multipliés. En juin 2020, quelques semaines après la mort de George Floyd, Afro-Américain de 46 ans asphyxié sous le poids de trois policiers blancs, Patia Braithwaite expliquait, dans la revue en ligne Self, l'importance de s'accorder des «pauses». «Prendre du temps pour soi, loin des flux incessants de l'actualité et des réseaux sociaux, peut vous offrir l'espace et le temps nécessaires pour comprendre ce que vous ressentez réellement.»

En France, la recherche sur le sujet n'en est qu'à ses balbutiements. On peut en revanche recommander l'épisode consacré au coût mental du racisme du podcast de Binge Audio Kiffe ta Race, présenté par Rokhaya Diallo et Grace Ly, accompagnées pour l'occasion par Racky Ka, psychologue et docteure en psychologie sociale; ainsi que le livre Impact des microagressions et de la discrimination raciale sur la santé mentale des personnes racisées, écrit par la psychologue Yaotcha d'Almeida et paru en 2022.

La psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve souhaite elle aussi «lever le déni de la charge mentale du racisme». Elle a lancé un compte Twitter, Paroles de Maghrébins en France, pour faire entendre ces voix, et on peut suivre les récits de certains de ses patients victimes de discriminations à travers «“Je me suis fait la guerre”, ou comment être un “bon Arabe”», un reportage sonore poignant produit par France Culture.

«C'est mon combat», indique cette Franco-Tunisienne qui précise qu'une partie importante de sa patientèle est d'origine maghrébine. Tous sont épuisés par cette pression et ont développé des troubles: perte d'énergie, de confiance en soi, dépression, sentiment de persécution, etc. «Ce processus les nie en tant qu'êtres humains. Il n'y a rien de plus pervers que de vous voler votre pensée, votre singularité, de vous rabaisser, explique la psychanalyste. C'est la dégradation même du statut d'humain.»

«Quoiqu'on fasse, ce n'est jamais assez»

Personne ne semble se soucier des conséquences que peuvent avoir ces nombreuses polémiques. «On nie la place du racisme dans nos sociétés, regrette Fatma Bouvet de la Maisonneuve. On a des chiffres qui tombent tous les ans sur les discriminations à l'embauche, à l'hébergement, à tout ce que vous voulez. Mais non, on nous dit que les valeurs républicaines sont respectées, on nous accuse d'être dans la victimisation. Mais nous sommes victimes!»

Si les controverses et autres soi-disant débats ne durent que quelques minutes ou quelques jours, les personnes concernées, elles, souffrent bien plus longtemps. Pour Fatima Bent, présidente de Lallab, il y a un «continuum de violence» à prendre en compte. «Ce ne sont pas que dix minutes de débat entre 19h et 19h30, que quelques extraits sur les réseaux sociaux, soutient-elle. Derrière, on se prend une vague de haine dans notre vie quotidienne. Il y a déjà tout ce qu'on doit subir dans nos vies personnelles et t'y ajoutes les débats télévisés… Cela crée une espèce de harcèlement continuel, de destruction organisée de notre état mental et physique.»

Par ailleurs, ces saillies peuvent parfois raviver des blessures enfouies. C'est le cas pour Leïla*, 25 ans, arrivée en France il y a quelques années pour faire ses études supérieures. Bien que sa mère soit française, la jeune journaliste n'avait à l'époque que la nationalité marocaine. Alors, comme beaucoup d'immigrés, elle a expérimenté les longues queues devant la préfecture pour obtenir un rendez-vous, la tonne de papiers à fournir et le stress accompagnant ces démarches. Autant de souvenirs gravés en elle qui font que quand elle entend «qu'on donne les papiers à tout le monde», «que tout est facile pour nous», «que certains ne se sentent plus chez eux», cela l'atteint profondément. «Ça devient très anxiogène», dit-elle.

Elle se souvient par ailleurs encore, lors de ses premiers stages en rédaction, comment elle a «dû sortir d'[elle]-même» pour traiter certains sujets. «On nous expliquait qu'il fallait sans cesse écrire sur ces polémiques. Alors, je regardais ces sujets en fermant mon cœur. J'ai fini par être dépossédée de ce que j'étais.» Lorsque le mode automatique devenait trop lourd, elle se sentait, pendant un instant, investie d'une mission: éduquer, de par son statut, les gens autour d'elle. Mais cet élan ne peut tenir qu'un temps, car il épuise tout autant. Elle a fini par lâcher. «Quoiqu'on fasse, ce n'est jamais assez.»

Être le bon Arabe

Les conséquences de ces controverses, elle les a aussi expérimentées dans sa chair. «J'étais constamment épuisée. Je me suis énormément renfermée. Je ne me sentais jamais soutenue.» Comme pour beaucoup, cette haine a eu raison d'elle. «À force d'entendre toutes ces conneries, j'ai fini par remettre en question mon existence. Je me retrouvais à penser que si je n'étais pas née dans cette famille, j'aurais moins de problèmes, se souvient-elle. Alors j'ai tout fait pour être “la bonne Arabe”.»

Être un bon Arabe. Montrer qu'on est ouvert sur les questions religieuses, qu'on mange du porc, qu'on boit de l'alcool, qu'on n'est pas comme les «autres», comme ce que la société imagine des personnes arabes et/ou musulmanes. «Heureusement que je me suis réveillée. Mais ça a clairement influencé la construction de mon identité», assure Leïla.

«Je parle beaucoup de la beauté d'avoir plusieurs origines. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela leur met
du baume au cœur.»
Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychanalyste

Dans son documentaire, Fatma Bouvet de la Maisonneuve revient sur ce processus d'assimilation. «S'il y a une idée que je dois retenir de votre bouquin, c'est l'épuisement à être français, à essayer de devenir français», lui a ainsi confié un patient. «C'est cette déshumanisation qui entraîne la perte de soi. Et même lorsque certains osent se plaindre, on leur oppose des arguments creux, tels que: “Mais regarde, il n'y a jamais eu autant de journalistes maghrébins que maintenant”, relate la psychanalyste. Il y a toujours un contrepoids qui finit par vous clouer le bec. La parole est volée à toutes les personnes qui font la France.»

Pour les aider, Fatma Bouvet de la Maisonneuve rappelle donc à ses patients «la richesse qu'ils portent en eux». «Je leur parle beaucoup de la beauté d'avoir plusieurs origines, de la culture de leurs parents. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela leur met du baume au cœur.»

La responsabilité médiatique

Leïla en veut à ces médias qui ne pensent qu'au buzz, sans se soucier des dégâts qu'ils peuvent engendrer. «S'ils ne reprenaient pas sans cesse ces bouts d'émission, ça se calmerait clairement», maintient-elle. Fatma Bouvet de la Maisonneuve, elle, s'agace contre ces «faiseurs d'opinion» qui font la loi sur les plateaux télé: «Les Onfray ou les Houellebecq ne déploient pas de pensée complexe. Penser, ça sauve des vies, ça fait grandir, ça permet d'avancer ensemble. Penser, ce n'est pas mettre des individus dans des cases.»

Selon la psychanalyste, leur présence à outrance dans l'espace médiatique est un problème, car elle «légitime certains comportements». «Être vu à la télévision, être entendu à la radio, cela confère une certaine forme de notoriété. Elle donne aux autres la bénédiction d'agir, de remuer la haine comme ils le font.» La présidente de Lallab, Fatima Bent, partage cet avis. «Comment sont pensées ces émissions? Les rédacteurs en chef ont une responsabilité vis-à-vis de leur audience», s'exclame-t-elle.

Ce n'est pas qu'une histoire de buzz ou d'audiences, argumente-t-elle, estimant qu'il y a «un agenda politique destiné à nous épuiser. C'est ce que dit Toni Morrison [essayiste afro-américaine et autrice, entre autres, de Race, ndlr] dans ses écrits. L'un des buts du racisme est de nous épuiser, de nous empêcher de débattre».

«Trop tard, les gars!»

Après l'épuisement vient le déclic: se protéger de toute cette haine en ligne devient vital. Alors, on met en place des mécanismes d'autodéfense. Certains bloquent ou masquent les publications de CNews, d'autres coupent la télévision. Aïvy, la jeune juriste, est pour le moment en pleine recherche de l'équilibre parfait pour elle. «Il y a certains hashtags que j'évite, comme #TPMP ou #Zemmour. J'essaie au maximum de me protéger», développe-t-elle.

Fatima Bent fait de même. Elle utilise les réseaux sociaux avec parcimonie et la télévision n'est qu'un lointain souvenir pour elle. «J'ai arrêté de regarder certaines chaînes d'info en continu. Ça ne veut pas dire que je ne confronte plus le problème, c'est juste que je ne veux pas, en plus de subir ces paroles nauséabondes tous les jours dans ma vie quotidienne, les subir en ligne.»

Leïla, elle, ne va plus sur Twitter. «T'as un homme politique qui dit ça, l'autre qui reprend, untel qui nous défend mais qui s'attire les foudres d'un autre... T'as l'impression que tout tourne autour de ça», soupire-t-elle. Fini, pour elle, l'actualité française. Elle ne la suit plus. «Heureusement que je travaille dans un média qui est tourné vers l'Afrique. Je suis arrivée à un stade de ma vie où je me mets des œillères.» La polémique autour des propos d'Omar Sy lui a certes mis un coup, mais elle tente de ne plus y penser.

«Je n'ai pas besoin d'être reconnaissante, lance-t-elle. Acharnez-vous si vous voulez, moi je raccroche.» Cette controverse, c'est d'ailleurs Omar Sy qui y a répondu avec le plus de justesse: «Trop tard, les gars!», lâchait-il le 3 janvier sur le plateau de «Quotidien». Il est là, aussi français que les autres, et a le droit de dire ce qu'il pense. Que cela plaise ou non.

*Le prénom a été changé.