France
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Les ravages du travail sans âme

J’ai longtemps fait partie des médecins qui, face à la souffrance psychique au travail, plaidaient pour le télétravail. J’avais alors en tête des patientes surmenées par un long trajet, leur épuisement une fois rentrées pour commencer leur deuxième journée. Je m’insurgeais contre ces entreprises conservatrices qui ne s’adaptaient pas à la modernité.

Or je constate aujourd’hui que si le télétravail en a certainement soulagé beaucoup, il en a précipité d’autres dans des surmenages intenses. Un de mes patients, confiné seul, a travaillé 48 heures d’une traite, sans le réaliser car rien ne lui rappelait le rythme du jour et de la nuit. C’est qu’il avait un dossier à finaliser et rien n’était plus important. Le système est tel qu’il broie les individus et davantage ceux qui affichent leur relation passionnée à leur métier.

Envie de réalisation de soi par le travail

Contrairement aux idées que certains politiques véhiculent, les Français ne sont pas paresseux. Beaucoup considèrent le travail comme le lieu principal de réalisation de soi. Je ne compte plus le temps pris sur certains entretiens pour convaincre mes patients en burn-out de s’arrêter. Ils le ressentent comme un échec et, même malades, refusent d’être payés par la collectivité à ne rien faire.

En France, on se désigne d’abord par son travail. Une patiente, haute cadre brillante poussée à la porte par son entreprise, critiquait face à moi cette vision de la vie : « Je réalise que je n’étais qu’une carte de visite sur pattes. Je n’ai pas vu mes enfants grandir, j’ai passé des soirées entières avec des gens qui ne comptent pas pour moi. »

Pour les Français, le travail perd en importance et gagne en liberté

Les Français et le travail c’est : « Je t’aime, moi non plus ». Le monde professionnel est chez nous l’un des plus durs d’Europe et on y sacrifie beaucoup de sa vie sans être satisfaits (1). La forte hiérarchisation, le manque de reconnaissance, l’absence de travail en équipe et de sens sont dévastateurs. J’ai perçu un premier élan de désacralisation il y a quelques années, en particulier chez les femmes, même si elles sont souvent freinées par la peur du changement ou des jugements (2).

Puis la pandémie a confirmé le mouvement. Désormais, le travail n’est « très important » que pour 24 % des Français, contre 60 % en 1990 (3). On s’autorise davantage de liberté de choix quitte à vivre plus chichement car l’essentiel est ailleurs. Il s’agit de sauver sa peau face à la cruauté du système.

Difficultés au travail difficiles à admettre

Il y a deux ans à peine, mes patients avouaient plus facilement leurs difficultés de couple que leur désamour pour leur métier. Le bouleversement actuel change la donne et assouplit les conventions sociales qui entravaient le bonheur de beaucoup.

Alors qu’il était rare de voir un intellectuel se convertir en manuel, aujourd’hui j’accompagne une avocate qui veut devenir fleuriste, un architecte qui se reconvertit en tanneur, un financier en médiateur animal, une ingénieure en cuisinière… Puisque le travail c’est la vie, autant bien le choisir. Comme souvent, l’intelligence des citoyens leur permet de trouver des compromis et ils retiennent maintenant, comme le dit Camus, que « sans travail, toute la vie pourrit. Mais sous un travail sans âme, la vie étouffe et meurt ».