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Lire Eileen Myles pour entrer dans l'underground queer new-yorkais

Temps de lecture: 5 min

Il a fallu attendre 2022 pour que paraisse enfin un ouvrage d'Eileen Myles en français. Un retard étonnant, tant la voix de ce poète et romancier est célébrée depuis plusieurs décennies outre-Atlantique. Il faut dire qu'après avoir publié une vingtaine d'ouvrages, recueils de poésie et romans confondus, Myles s'est imposé comme une figure majeure de la scène artistique LGBT+ [Eileen Myles utilise le pronom «they»].

Ce sont les Éditions du sous-sol qui proposent de découvrir son roman Chelsea Girls (1994) dans une traduction d'Héloïse Esquié. Une suite logique pour la maison d'édition, à qui l'on doit la traduction des ouvrages de Maggie Nelson. «Une très bonne amie», précise Myles lors de notre rencontre dans son hôtel parisien.

Riche d'un parcours qui l'a vu naître en 1949 dans une famille ouvrière catholique de la banlieue de Boston et s'installer à New York en 1974, Myles profite donc d'un passage en France pour présenter son livre le plus admiré, le premier à être écrit en prose.

De Kerouac à Truffaut

Publié en 1994, Chelsea Girls est un récit fragmenté de vingt-huit textes, passant de l'enfance d'Eileen Myles à son existence bohémienne dans les bars de New York. Entre la défonce, l'alcool, la faim et le sexe, l'atmosphère licencieuse de Chelsea Girls fait immédiatement penser aux mythes fondateurs de la Beat Generation: Howl d'Allen Ginsberg et Sur la route de Jack Kerouac.

C'est, des propres aveux de Myles, l'envie d'écrire «un Sur la route lesbien», qui anime l'écriture de ce récit. Une écriture aussi inspirée par le cinéma de François Truffaut, et en particulier par le cycle Antoine Doinel, initié dès 1959 avec Les 400 coups. Le coup de force de Truffaut consiste à faire coexister des épisodes indépendants les uns des autres, une logique reprise dans Chelsea Girls, que Myles a mis quatorze ans à écrire, laissant souvent son manuscrit en jachère pendant de longs mois avant d'y ajouter de nouvelles histoires.

«Je ne sais pas à quoi servaient ces périodes d'attente, mais je sais que c'était la clé», explique Myles. Cet éloge de la patience s'inscrit dans le destin même du livre. Refusé par une quarantaine d'éditeurs, il finit par trouver preneur aux éditions Black Sparrow. Mais le succès n'est pas au rendez-vous. La clé, une fois encore, sera d'attendre. En 2015, Chelsea Girls est réédité. Et enfin acclamé.

Couverture de Chelsea Girls, roman de 1994 publié aux Éditions du sous-sol.

En expédition pour devenir poète

Cette apologie du temps long contraste fortement avec la frénésie qui habite le roman. Dans les hauteurs de Manhattan, Eileen Myles est en expédition pour devenir poète, une quête devenue raison de vivre. «Tout le but du livre est de devenir écrivain», acquiesce l'auteur. Voilà comment un banal récit d'errance se retourne en un intriguant récit d'aventure. Le tout, ramassé à hauteur de la rue. «La voix d'Eileen Myles est portée par ce qu'on appelle “street smart” en anglais, l'intelligence de la rue», remarque David Reckford, docteur en études anglophones et spécialiste des New York Poets, un groupe de poètes actif à partir des années 1950.

Son esprit débrouillard l'amène dans un lieu mythique de l'avant-garde new-yorkaise: le Chelsea Hotel. Situé dans le quartier de Chelsea, il a vu nombre d'artistes séjourner entre ses murs. Parmi eux, la chanteuse Patti Smith et le photographe Robert Mapplethorpe, deux icônes qui font une apparition remarquée dans le récit. Impossible d'ailleurs de ne pas penser à Just Kids à la lecture de Chelsea Girls.

La «New York School of Poets»

Pourtant, loin de ces références presque trop évidentes, c'est une autre figure qui est convoquée au Chelsea Hotel: le poète James Schuyler, dont Myles devient l'assistant à la fin des années 1970. Avec Frank O'Hara et John Ashbery, il est l'un des représentants de la New York School of Poets.

Associée aux peintres de l'action painting (Willem de Kooning, Jackson Pollock) et influencée par le surréalisme, leur poésie est imprégnée d'événements et d'objets de la vie ordinaire. «Les New York Poets utilisent le langage de la rue et les micro-expressions du quotidien», remarque David Reckford.

Privilégiant l'abstraction, leur école s'oppose à un autre courant en vogue à cette époque, la poésie «confessionnelle». Ce style, associé entre autres à Sylvia Plath et Robert Lowell, est marqué par le témoignage des propres expériences psychologiques du poète, souvent intenses et traumatiques.

Alors, quand Myles arrive à New York, deux voies sont ouvertes: «J'avais lu Sylvia Plath et tous ces poètes qui m'avaient appris qu'on pouvait écrire sur sa tragédie personnelle. Puis, quand je suis arrivé à New York, j'ai rencontré les New York Poets, des gens drôles et sophistiqués, qui ne faisaient en aucun cas ce genre de chose. Puisqu'il fallait bien choisir, j'ai emboîté le pas à l'école de New York, quitte à me retenir de raconter des choses trop personnelles pendant quelques années.»

L'écriture, un exercice du deuil

Finalement, Eileen Myles enfreint les règles et commence à relater des événements plus personnels et sexuellement explicites. Une façon de dire sa vie dans tout ce qui la compose et la construit. «I am always hungry & wanting to have sex. This is a fact», peut-on lire en tête du poème «Peanut Butter». Une façon d'ériger la libido au rang d'objet poétique. Une façon, aussi, de rappeler que le plaisir et la poésie portent en eux une même force d'émancipation, à la fois vitale et charnelle.

Mais l'écriture est également un exercice du deuil pour Myles, qui a vu son père mourir devant ses yeux à l'âge de 11 ans. Le traumatisme est ravivé à la mort de son pitbull Rosie, avec qui Myles partagea seize ans de vie commune. De cette disparition, Myles tirera Afterglow: A Dog Memoir (2017), étonnant roman qui surprend par sa faculté à délaisser le regard anthropocentré de l'humain sur l'animal et à laisser libre cours à une conscience animale, diffuse et plurielle.

L'exercice est périlleux parce que proprement stupéfiant. «Le délire est nécessaire dans l'écriture, mais le plus intéressant est de savoir comment le contenir et comment naviguer entre les différents états mentaux et physiques d'une personne», nous confie Myles alors que la conversation dérive doucement vers Deleuze et le masochisme.

Candidat à la présidentielle américaine

Eileen Myles se plaît à complexifier le réel. Mais quand celui-ci devient intolérable, il faut intervenir. Contre les attaques du président George H. W. Bush dirigées vers les minorités sous couvert d'indignation contre le «politiquement correct», Myles se présente à l'élection présidentielle de 1992. Sa campagne électorale, pensée comme une longue performance artistique, est menée sur MTV et les campus universitaires.

Alors que les fortunés Bill Clinton, Ross Perot et George H. W. Bush se chamaillent le titre de président des États-Unis, Myles envisage la possibilité d'un candidat femme, gay, artiste, gagnant moins de 50.000 dollars par an –une explication donnée à Jezebel. Dans un poème bouleversant, «I Want A President», son amie Zoe Leonard lui rendra un vibrant hommage.

Pour son prochain livre, Myles nous indique s'intéresser au génome humain. Une curiosité à toute épreuve et une épreuve de la curiosité: voici les traces d'une écriture vivante et engagée. Comme un souffle.