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Lundi 5 décembre 2072, un léger bip réveille Noa…

Le Centre Pompidou a organisé la semaine dernière trois jours de débats pour s’interroger sur les liens entre transition écologique et transition culturelle. Retrouvez tribunes, interviews et enquêtes dans le dossier thématique dédié à l’événement. Ainsi que les articles des étudiants journalistes de l’IPJ-Dauphine /PSL venus couvrir le forum pour Libération.

La première chose que voit Noa en ouvrant les yeux, c’est l’écran en face de son lit et dont les chiffres lumineux s’immobilisent soudain. Temps de sommeil : 8h17. Le plafond de sa chambre, tapissé de LED connectées, s’allume automatiquement et suit la jeune femme jusqu’à la pièce principale de son petit appartement.

Dans un bâillement, Noa attrape son gobelet de café. Pour sortir le boire sur son balcon du 24e étage, elle demande l’autorisation au système central de l’immeuble. Dans les sous-sols, des serveurs ronronnent et compilent les données thermoclimatiques du jour. Taux de CO2 atmosphérique, taux de particules fines, taux d’humidité, température… Finalement, une lumière verte s’allume et la porte vitrée se déverrouille. Noa s’avance dehors et pose ses yeux sur le paysage qui s’étend sous un ciel pâle.

«Hectares sans âme»

A quelques rues de là, un chantier s’applique à faire sortir de terre de nouvelles tours d’acier et de ciment. Malgré cette construction effrénée, les promoteurs ont la conscience «tranquille» : via le marché mondial des crédits carbone, un projet de compensation est prévu dans une forêt de Malaisie. Un mécanisme qui laisse certains dubitatifs : l’Agence de la transition écologique (Ademe) parlant même de fuite en avant : «On s’efforce de réparer les dégâts causés par des développements exacerbés, quitte à y dédier toute une infrastructure.»

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C’est peut-être dans ces tours que Noa pourra déménager une fois ses études terminées : son propre immeuble, construit dans les années 2040, est déjà obsolète. Sans compter qu’elle serait plus proche de l’Artère, une autoroute à douze voies qui file vers l’horizon. Au fil des échangeurs routiers, elle traverse des zones entières consacrées aux bâtiments de logistique et aux entrepôts. C’est ce que l’artiste Catherine Radosa décrivait en 2022 comme «des hectares sans âme dans lesquels on a du mal à s’orienter».

Qu’importe : on les traverse en voitures autonomes tout confort. Dans ces nouveaux «bureaux roulants», chacun peut suivre sa série préférée ou participer à une réunion d’entreprise. Ce miracle numérique a un prix : les plaines environnantes sont couvertes de data centers, qui consomment quinze fois plus d’énergie qu’en 2020. Noa avale lentement la dernière gorgée de son café. Elle cherche à porter son regard plus loin encore, en vain.

Des murs géants de ventilateurs barrent les plaines de la région parisienne. Ils tournent en permanence pour extraire le CO2 de l’air, condition sine qua non du maintien des modes de vie «début-de-siècle». Les capteurs pilotes des années 2020, déployés en Islande et au Canada, sont devenus des infrastructures essentielles présentes sur tous les continents. «Le dioxyde de carbone est récupéré, compressé jusqu’à devenir liquide, puis enfoui dans des roches profondes» selon les travaux de Jean-Louis Bergey, coordinateur Prospectives de l’Ademe. En tout, cette industrie du captage et stockage exige jusqu’à 7 % de l’énergie consommée en France. Un pari technologique colossal, «mais aussi un pari social». Pas toujours gagné. Les inégalités sont toujours omniprésentes.

«Système inerte»

Il est déjà midi et Noa a faim. Une faim vorace qu’elle n’a qu’à satisfaire du bout des doigts. Elle saisit son smartphone, scroll, swipe, zoom. Un clic suffit pour être livré en une demi-heure grâce à la nouvelle application de livraison qui fait fureur, «Synthét-X». La promesse de l’enseigne : vous «envoyer-porter» de la nourriture de synthèse par drone en un temps record.

Un tumulte fait sursauter Noa. Elle est capable de reconnaître ce bruit entre mille : le fracas d’un drone qui explose. Des militants écologistes les ciblent régulièrement pour dénoncer ces nouveaux modes de consommation.

Tendre, juteuse et fumée. La viande que déguste Noa lui fond dans la bouche. Et pourtant, là, rien de carnassier. 2072 a un goût d’ultra-transformé. Monsanto et Bayard, les deux géants de l’agroalimentaire se sont associés. La méga entreprise est le leader d’un nouveau marché : l’agropharmaceutique. La firme est partout, du bain de bouche, au cachet de magnésium en passant par les plats fabriqués. Cinquante ans plus tôt, le rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme à l’ONU Olivier de Schutter alertait en vain l’opinion publique sur le poids grandissant des multinationales alimentaires. Déjà, à l’époque, ces entreprises opposées à tous scénarios de décroissance appartenaient à un «système inerte, fait d’acteurs de plus en plus concentré».

Dehors, les sapins connectés ornent les rues et les enfants profitent de la neige artificielle. (Camille Moreau/IPJ Dauphine)

Non rassasiée par sa portion de viande, Noa pense finir son déjeuner sur une touche sucrée. Mais, sur ces étagères, plus de livres de cuisine. Plus de cuisine non plus d’ailleurs. Puisque tout se livre, rien ne se mitonne. De toute façon, les supermarchés ont disparu au profit d’entrepôts géants de stockage d’aliments synthétiques. «Je ne sais pas si mêler industrialisation et nourriture est une bonne chose», s’inquiétait la cheffe étoilée Claire Vallée en 2022 dans un document d’archives aujourd’hui disponible sur le metaverse de l’INA. Raté !

«BOOM». Un tumulte fait sursauter Noa. Elle est capable de reconnaître ce bruit entre mille : le fracas d’un drone qui explose. Des militants écologistes les ciblent régulièrement pour dénoncer ces nouveaux modes de consommation. Qu’importe pour Noa, qui réfléchit déjà à ce qu’elle va commander pour son repas du soir.

Réalité virtuelle et metaverse

Il est maintenant 14 heures. Dehors, les sapins connectés ornent les rues et les enfants profitent de la neige artificielle. Noël approche. Pour la jeune femme, le moment est venu de commander cadeaux et victuailles. Mais plus le temps de se déplacer jusqu’à «Central 2 100», le centre commercial géant entièrement régi par des data centers énergivores où sa petite voisine Emilie aime à se perdre dans les toboggans et les attractions 3D.

Après avoir ordonné à sa «smart home» un ajustement de la température intérieure, Noa enfile ses lunettes de réalité virtuelle, et se connecte sur l’application du magasin. La voilà projetée au cœur de la galerie marchande : ici, pas de files d’attente ou de caisses enregistreuses. Entre les rayons quadrillant l’immense hangar, les quelques passants se frayent un chemin parmi la horde de robots occupés à satisfaire les désirs de la clientèle. Munis d’une webcam, ils permettent à Noa de circuler à distance dans les allées du centre, envahies par la publicité. Celle-ci pèse désormais 15 % du PIB.

Avant de commander, Noa prend le temps de consulter l’origine et la composition de chaque article. Et concernant les vêtements, rien de plus simple : elle peut les essayer sur son avatar en dimension réelle… Idéal pour renouveler sa garde-robe d’une semaine à l’autre ! Mais la priorité, c’est de dégoter pour son frère un ordinateur dernier cri, adapté à la réalité virtuelle et capable de s’enrouler comme un tapis pour être plus facilement transporté.

Concernant le repas de noël, le casse-tête est également résolu en deux clics. Les progrès de l’intelligence artificielle permettent à Noa d’opter entre plusieurs menus : sain, gourmand, frugal… des plats tout prêts, dont la promotion est assurée par des photos alléchantes. Son choix se porte sur la dinde traditionnelle version 2.0, entièrement concoctée à partir de protéines de synthèses. Mais sur l’écran de Noa, ce menu «Noël premium» vire au rouge. Impossible de sélectionner les menus possédant les meilleures valeurs nutritives. Noa ne dispose pas d’une cagnotte suffisante sur «Monnaie Central 2 100» la monnaie digitale de l’application du centre commercial. Comme l’avaient pronostiqué nombre d’économistes, la croissance économique, dans sa dynamique, creuse les inégalités. Et encore, c’est une privilégiée. Plus de la moitié de la population vit toujours dans des conditions extrêmement précaires.

A peine le panier de Noa validé que les achats sont déjà prêts à la livraison. Au bout de cette chaîne à l’organisation millimétrée, un drone s’apprête à décoller de l’entrepôt, pour livrer à la jeune femme son Noël clé en main.

Polyamour

18 heures. Dans une heure, Noa a un rendez-vous. Ces derniers temps, elle a le cœur à faire des rencontres. Son casque de réalité virtuelle est sur le point d’être entièrement chargé. Sait-on jamais, le rencard pourra durer un petit moment. Le bip signale le chargement complet. Noa est nerveuse. Elle s’équipe et se connecte à son espace dans le metaverse. Le rendez-vous est fixé «chez elle». Confortablement installée dans son canapé, elle se lance. Comme déjà l’imaginait Pauline Rousseau, artiste et photographe invitée au studio 1316, l’espace collaboratif du centre Pompidou il y a cinquante ans, Noa a créé le portrait-robot de son partenaire ou sa partenaire idéale quelques jours auparavant… Couleur de cheveux, des yeux, taille, forme de visage, pilosité : rien n’est laissé au hasard. Grâce à la reconnaissance faciale, le logiciel a identifié plusieurs personnes qui correspondent à ses critères. Ce sera une rencontre d’un soir ; l’amour unique basé sur le couple monogame n’est plus la norme en 2072. Pendant des siècles, la monogamie a privilégié les intérêts des hommes et du capitalisme. L’exclusivité, la possessivité et la jalousie en étant les principaux mécanismes. Dans cette société hyperconnectée, multiplier les rencontres et les conquêtes amoureuses est la norme. La fidélité est un concept transcendé. Le polyamour est la norme.

Il est 19 heures, la nuit s’est installée. Dans les rues, les enneigeurs se mettent en marche. Quelques flocons artificiels commencent à tourbillonner dans l’air.