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Masatoshi Kitazono : "Tout est possible dans le shôjo!"

Masatoshi Kitazono : "Tout est possible dans le shôjo!" Au Japon, les mangas sont catégorisés en fonction de la cible éditoriale du magazine de prépublication dont ils sont issus. Les classifications les plus courantes – shônen, shôjo et seinen – sont parfois mal comprises du public étranger. Très (trop) souvent, le shôjo est réduit à des histoires d'amour à l'eau de rose. Découvrez la définition de Masatoshi Kitazono, professeur émérite de manga shôjo.

En amont de notre interview avec Miwa Sakai, alors que nous évoquions la place du shôjo dans le monde du manga, la dessinatrice nous a proposé de venir accompagnée de son mari, Masatoshi Kitazono. Ce dernier, tout jeune retraité, a été professeur dans une école de manga shôjo pendant l'ensemble de sa carrière. Sa vision promettait d'être des plus intéressantes, alors nous avons accepté avec enthousiasme. C'est dans un café cosy de Shinjuku que nous avons rencontré le couple d'artistes, dont la gentillesse n'a d'égale que leur modestie. Une de ces rencontres qui reste dans les mémoires et dans les cœurs.

Morceaux choisis de cet échange avec l'éminent professeur.

 © 1977 Keiko TAKEMIYA

Linternaute.com : On a tendance en France à restreindre le shôjo à la romance… Quelle est votre définition du shôjo?

C'est une question assez large, je vais m'efforcer d'y répondre clairement. En préambule, je tiens à préciser que j'aime beaucoup la romance et que, narrativement, les histoires d'amour couvrent un champ des possibles sans fin. Si l'on regarde le shôjo par le prisme du célèbre groupe de l'an 24*, on s'aperçoit que tout est possible dans le shôjo! En réalité, cette catégorie de mangas ne souffre d'aucune limite ni contrainte. On peut y trouver des histoires drôles, palpitantes, des œuvres qui bouleversent l'ordre établi, des récits historiques, de la science-fiction ou de la fantasy… L'horizon déjà large du shôjo a été étendu par le groupe de l'an 24*, qui n'a eu de cesse de faire bouger les lignes. Dans le manga Les Chroniques de guerre du manga shôjo de Miwa Sakai, on apprend que Mineko Yamada-sensei imaginait déjà des récits de science-fiction, c'était une pionnière du genre.

Pour moi, ce qui caractérise le plus le shôjo, c'est cette liberté absolue que se sont appropriée les mangakas. Il n'y a pas de carcan narratif comme on peut en trouver dans d'autres catégories. C'est pour cela que les premiers mangas de Boys' Love (romances entre deux garçons, NDLR) ont pu voir le jour dans des magazines de shôjo, que certaines autrices comme Keiko Takemiya ont réalisé une œuvre complète et complexe autour de cette problématique. Le Cœur de Thomas de Moto Hagio est aussi un titre qui a marqué l'histoire, car il a su s'affranchir des contraintes de son époque. Il a ouvert une voie.

Miwa Sakai et Masatoshi Kitazono aux côtés de Mineo Maya (au centre). Mineo Maya est l’un des rares auteurs masculins spécialisés en shôjo, à l’origine de la série la plus longue du genre, Patalliro! (plus de 100 volumes et encore en cours de publication). L’adaptation animée en 1982 est la première mise en animation d’une romance entre deux garçons. © Miwa Sakai

On parle tout le temps du groupe de l'an 24… Avez-vous l'impression que depuis le shôjo ronronne? Qu'il n'y a plus eu de révolution artistique depuis?

Au contraire, depuis le groupe de l'an 24, il y a toujours eu des autrices pour essayer de nouvelles choses et accompagner un nouveau lectorat. Les mangakas shôjo proposent un renouvellement permanent du médium. Impossible de ne pas penser à des mangakas incroyables comme Taku Tsumugi (Hot Road), Saki Hiwatari (Please Save My Earth), Akimi Yoshida (Banana Fish, Yasha) ou Minako Narita (Cipher) qui ont eu une influence incontestable non seulement sur leurs lectrices mais aussi sur des mangakas contemporains. Yumi Tamura aussi (Basara, Don't Call it Mystery) qui, bien qu'étant considérée comme une vétérante du milieu, ne cesse de se renouveler et de repousser les limites.

© Tomoko Yamashita/SHODENSHA Publishing

La différence, c'est peut-être que les autrices qui sont arrivées par la suite n'ont jamais visé quelque chose d'aussi littéraire que ce que faisait le groupe de l'an 24, sauf peut-être dans la sous-catégorie "ladies", pour les lectrices un peu plus âgées. Par exemple, Tomoko Yamashita et son titre Ikoku Nikki (Entre les lignes, disponible aux éditions Kana), qui est très marquant. Une autre différence est que ce sont des mangakas qui n'ont pas le point commun d'une même année de naissance (rires) ou qui n'ont pas fréquenté un salon commun célèbre comme le salon Oizumi**.

Le shôjo, et particulièrement le groupe de l'an 24, ont été une source d'influence de nombreux auteurs, particulièrement ceux qui aujourd'hui font du seinen. Moto Hagio a d'ailleurs été publiée dans des revues de seinen ou de shônen. Aujourd'hui encore, l'influence du groupe de l'an 24 est palpable, mais il ne faut pas sous-estimer les nouvelles générations de mangakas.

Comment devient-on professeur de manga ?

J'étais un élève assez volontaire et impliqué. Au bout d'un moment, on m'a proposé de devenir assistant-professeur et j'ai dit oui. Je donnais un coup de main, j'assistais les professeurs et je retenais ce qu'ils expliquaient. De fil en aiguille, à force d'être là, j'ai fini par devenir professeur. Cela s'est fait un peu tout seul (rires).

YASHA YASHA © 1997 Akimi YOSHIDA/SHOGAKUKAN

En France, le premier nom auquel on pense quand on entend "professeur de manga" est celui de Kazuo Koike, qui enseignait que "les personnages sont plus importants que l'histoire elle-même". Avez-vous, comme lui, un dicton ?

Je suis rentré dans l'univers du manga avec le gekiga*** qui est très inspiré du cinéma. J'ai donc une approche plus classique : un scénario avec des étapes clés. Il y a des éléments qui, narrativement, sont très proches dans le shôjo. Si en Occident vous avez un schéma narratif en trois parties - introduction, élément perturbateur et conclusion –, en Asie nous suivons principalement le Kishôtenketsu, qui promeut des récits en quatre étapes. Le Ki (littéralement "lever", comme lever du soleil, NDLR) où l'on plante le décor, le Sho ("soutenir") qui développe l'histoire, le Ten ("révolution") où l'élément perturbateur arrive, puis le Ketsu ("terminer"), la conclusion. Cette structure narrative est d'ailleurs la base des mangas yonkoma (strips verticaux en 4 cases, NDLR). J'enseigne comment équilibrer et enchaîner les quatre parties du récit. Plutôt que de le théoriser et d'avoir une approche très scolaire, le shôjo manga est avant tout un espace de liberté : on laisse les élèves venir avec leurs œuvres et l'on discute de comment les améliorer, de ce qu'il faut corriger ou non. C'est une approche plus collaborative, on est plus dans l'échange que dans l'enseignement vertical comme pouvaient l'être les cours de Kazuo Koike. Mais tout ceci sera abordé dans le second tome des Chroniques de guerre du manga shôjo de Miwa Sakai que je vous invite à acheter et à lire quand il sera publié.

Lire aussiMiwa Sakai : "Un manga réussi est un manga qui plaît suffisamment au lecteur pour qu'il ait envie d'en parler et de le partager"

Si vous deviez emmener sur une île déserte trois mangas, lesquels choisiriez-vous ?

(Après s'être concerté avec son épouse, Miwa Sakai, Masatoshi Kitazono répond:)  Trois séries, pas juste trois volumes ? (rires) Évidemment Glass no Kamen (Laura ou la passion du théâtre) que l'on peut relire encore et encore et qui reste passionnant à chaque relecture. The Fable, de Minami Katsuhisa, qui me passionne et dont je ne peux lâcher un tome en cours de lecture. Et enfin, Hi Izuru Tokoro no Tenshi ("L'Empereur du royaume du Soleil-Levant") de Ryōko Yamagishi. C'est un manga incroyable qui mêle un côté historique sur le Japon et un peu de romance Boys' Love. Vraiment, je ne peux que le recommander chaudement.

© Katsuhisa Minami / Kodansha Ltd.

Que diriez-vous à un lecteur qui clame "moi, je n'aime pas les shôjos" ?

Souvent les lecteurs se trompent et réduisent les shôjos aux histoires d'amour pour midinettes. Évidemment la romance est très présente, sous toutes ses formes d'ailleurs et pas juste "à l'eau de rose". Mais il y a une richesse quasi infinie dans le shôjo: de la SF, de la fantasy, des drames profonds... Au final, le plus simple pour convaincre quelqu'un avec des a priori, c'est de lui mettre des mangas dans les mains. Prenons l'exemple de Glass no Kamen, qui est un shôjo romantique très classique: au Japon, ce manga est lu par des professeurs en sciences politiques!

*Le groupe de l'an 24 est le nom donné rétroactivement à plusieurs mangakas qui ont révolutionné le shôjo dans les années 70, ces dernières étant toutes plus ou moins nées en l'an 24 de l'ère Showa (1949). Ce groupe de pionnières compte en son sein des plumes comme Mineko Yamada, Moto Hagio, Keiko Takemiya, etc.

**Le salon Oizumi est un appartement situé dans le quartier Oizumi à Tokyo. C'est dans cet appartement partagé qu'ont cohabité de 1971 à 1973 deux figures du groupe de l'an 24 : Moto Hagio et Keiko Takemiya. De nombreuses autrices et assistantes ont séjournées dans ce lieu emblématique.

*** Le gekiga désigne un mouvement né à la fin des années 1960 promouvant un manga plus adulte, plus dramatique.