France
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Michel Drucker: «Je suis resté un modeste artisan»

C’est un monument de la télévision française. Les plus vieux se souviendront de ses commentaires sportifs (il a couvert cinq coupes du monde de football) ; les plus jeunes, du canapé rouge de «Vivement dimanche». Mais tous ont en mémoire les images de «Champs-Élysées», mythique émission de culture populaire qui a récemment fêté ses quarante ans (1). Michel Drucker a soufflé 80 bougies à l’automne dernier. D’autres feraient le bilan d’une vie, lui ne freine pas : enregistrements en semaine, représentations de théâtre (2) le week-end. Il nous reçoit, le temps d’une pause, sur les Champs-Élysées, au Studio Gabriel, son repaire depuis 1982.

Vous écrivez avoir connu «un monde sans télévision». Même si on est né avant Internet, avant le portable, on a du mal à imaginer ça. Vous considérez-vous comme un de ceux qui ont façonné ce monde du petit écran ?

La télévision, je l’ai découverte quand j’étais môme, en regardant le mariage de la reine Elizabeth II – la première chef d’État qui en a compris l’importance. En bas de chez mon père, en Normandie, il y avait un marchand de postes. On était tous regroupés devant l’événement, commenté par Jacques Salbert. Avec Pierre Tchernia, Georges de Caunes, Pierre Desgraupes, il était des pionniers qui ont réellement inventé la télé, et auprès de qui j’ai appris le métier.

Vous êtes sans doute le dernier journaliste et animateur qui a connu l’ORTF…

Je devais avoir 21 ans en 1964, j’arrivais comme grouillot, et on fêtait les 50 ans de Léon Zitrone. Il y avait Thierry Roland, Roger Couderc, Robert Chapatte, tous les gars de «Cinq Colonnes à la une», Igor Barrère, Pierre Lazareff… J’ai demandé à Zitrone : «Est-ce que je serai encore à la télé à 50 ans ?» Il m’a dit : «Ça dépendra de votre puissance de travail, si vous êtes capable de consacrer vos jours et vos nuits à ce métier, de vous passer de vacances.»

Et depuis, vous avez suivi ces préceptes ?

Je n’ai pas eu d’interruption, sauf en Mai 68 : c’est là que j’ai découvert la politique, les syndicats, vu les grandes manifestations. C’est là aussi que j’ai connu Georges Marchais, Henri Krasucki, Georges Séguy… Les journalistes commençaient à ruer dans les brancards, on était extrêmement surveillés. Tous les jours, Alain Peyrefitte (l’ancien ministre de l’Information) me recevait dans son bureau, je devais lui remettre le conducteur du journal de 20 heures. On s’est mis en grève, et la télé a implosé. On a été virés par de Gaulle, j’étais le plus jeune…

C’est ce qui vous a sauvé ?

J’ai été rattrapé de justesse parce que j’avais déjà mis un pied dans le domaine du divertissement, je présentais Johnny Hallyday, Claude François… Le journaliste sportif a donc été viré pour avoir fait grève, mais l’animateur a été repris, dans sa «grande mansuétude», par de Gaulle. On a oublié qu’il avait personnellement supervisé le licenciement des grévistes (avec son premier ministre Maurice Couve de Murville et Alain Peyrefitte – NDLR).

Icon Quote La télévision, je l’ai découverte quand j’étais môme, en regardant le mariage de la reine Elizabeth II – la première chef d’État qui en a compris l’importance.

Et vous revenez à l’écran…

Oui. J’aurais eu du mal à quitter ce milieu. C’était une télévision d’État, certes, mais il n’y avait pas encore le poids, la contrainte de la publicité. Personne alors ne pouvait imaginer qu’un jour des chaînes de télévision pourraient devenir la propriété de grands groupes industriels. Si on nous l’avait dit, on aurait rigolé. C’était impensable, même sous Giscard ! Que Bolloré détienne autant de médias, personne ne l’aurait cru…

Vous déplorez ce processus ?

Ce n’est pas un hasard si ma carrière s’est faite à 90 % dans le service public.

Il a hébergé vos plus belles émissions, notamment «Champs-Élysées». Pierre Desgraupes, PDG d’Antenne 2, vous demande de faire une émission «populaire mais digne». Bizarre opposition entre les deux termes… Ne pensez-vous pas que toute émission culturelle devrait être à la fois populaire et digne ?

Si, et c’est la chose la plus difficile à faire. Même si c’était plus facile à concevoir à l’époque qu’aujourd’hui : le poids de la publicité induit qu’on n’est pas trop regardant sur l’image. Seuls les chiffres comptent. Ce qu’on nous demande, c’est de rassembler le plus grand nombre, sans décevoir les élites. J’avais pris le problème autrement, en essayant de montrer aux gens ce qu’ils aiment et ce qu’ils aimeraient. Avec l’âge, je leur montre aujourd’hui ce qu’ils ont aimé, ce qu’ils aiment et ce qu’ils aimeront. Par exemple, en mettant en lumière des nouvelles générations de chanteurs, d’humoristes. C’est déjà ce qu’on faisait avec « Champs-Élysées» : beaucoup qui y ont débuté ont fait carrière.

Vous avez accueilli des groupes qui n’avaient pas de débouchés en France : Iron Maiden, Supertramp…

The Cure ! Et c’est aussi dans cette émission qu’on a vu pour la première fois le clip de « Thriller», de Michael Jackson.

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Ça faisait partie de votre mission de défricheur ?

Mes parents voulaient absolument que dans mes émissions je tire le public vers le haut. J’étais l’autodidacte de la famille, entre deux frères brillants (Jean, énarque qui deviendra PDG d’Antenne 2 puis de M6, et Jacques, médecin et chercheur). Je suis entré dans la vie active à 18 ans, pour apprendre la vie en direct. Je suis un enfant de la télé : «Cinq Colonnes à la une» m’a montré ce qu’étaient les guerres d’Algérie et du Vietnam, «les Rois maudits» m’ont éclairé sur l’histoire, j’ai découvert Zola sur les tournages de «Germinal», «Gervaise» (adaptation de «l’Assommoir» par René Clément), «les Misérables»… Ma culture a été formée par l’image. C’est pour cela que j’ai la passion de ce métier, parce qu’il m’a non seulement changé la vie mais sauvé la vie.

Si c’est le cas pour vous, ça pourrait l’être pour d’autres. C’est aussi ce qui vous guide ?

Bien sûr ! C’est pour cela que j’ai toujours veillé à maintenir un équilibre. On peut très bien recevoir Céline Dion et Jean-Marie Bigard, parler de Raymond Devos et de Maria Callas.

Vous avez ce souci d’adaptation à tous les publics. Ça vous a joué des tours quand vous défendiez le communiste Jean Ferrat au nom de ce «pluralisme des goûts»… jusque sur TF1 ?

Ferrat, il fallait l’imposer : quand j’ai montré l’émission «Stars 90» spécial Ferrat, prête à diffuser, aux patrons de TF1, et qu’ils l’ont vu chanter «À la une» («Ce soir, après la roue de la fortune, un PAF obscène est à la une»), j’ai cru que je n’allais pas rester longtemps. Jean m’a dit : «Je te préviens, on est amis, mais si TF1 supprime cette chanson, je refuse que l’émission soit diffusée.» Le bras de fer n’a pas duré longtemps, parce que je connaissais les patrons de TF1 depuis leurs débuts et Le Lay personnellement : ma famille avait été cachée pendant la guerre dans son village d’origine, nous nous côtoyions, enfants…

Vous êtes à l’origine de moments de télé qui restent dans la mémoire collective, par exemple quand Le Luron chante «l’Emmerdant, c’est la rose» sous les fenêtres de Mitterrand. Vous vous en amusiez ?

Absolument ! Comme j’avais une image de gendre idéal, ça passait plus facilement. Je me planquais derrière le direct. Bedos, Coluche, Le Luron, Desproges, Les Nuls… que des grenades dégoupillées ! Les patrons savaient bien qu’il y aurait des dommages collatéraux.

Icon Quote Plus on est installé, plus on a peur que ça s’arrête, peur de décevoir…

C’était plus facile sur le service public ou dans le privé ?

J’avais peur du privé. Berlusconi a voulu me faire venir sur La Cinq, il me proposait un contrat hollywoodien ! Il m’avait envoyé son avion pour un entretien en Italie, il voulait me confier la chaîne. Au retour, j’ai montré le contrat à mon frère Jean, qui m’a dit : «Pour ce prix-là, tu dois faire quoi ?» C’était la seule question à me poser. Une fois que tu signes, il faut sortir la grosse cavalerie.

Vous auriez été obligé de vous renier ?

Oui. J’ai appelé Berlusconi pour refuser. J’imagine la tête de ma mère si ce contrat était paru dans la presse… Je n’ai pas été élevé dans un univers «paillettes». Chez nous, la réussite, le pognon, ça n’épate personne ! Quand «Libération» a publié les contrats des animateurs-producteurs (en 1996 – NDLR), je produisais la quotidienne «Studio Gabriel» sur France 2. Serge July, l’ancien directeur de «Libération», m’a appelé pour me demander pourquoi je gagnais si peu pour une quotidienne… J’aurais plusieurs fois eu l’occasion de signer un contrat qui aurait fait de moi un Courbit, un Arthur, un Hanouna, une grosse machine. Mais je suis resté un modeste artisan et c’est très bien comme ça.

Dans un de vos livres (3), vous écrivez : «Dans nos métiers du spectacle, nous vivons la peur.» Celle de perdre l’amour du public, de voir les audiences baisser… Cette peur vous quittera un jour ?

Non. Moi qui mène une vie d’ascète, sport et eau claire, j’ai eu un problème cardiaque gravissime, j’ai failli mourir pendant l’opération. C’est la réponse à votre question : je stresse toujours. Plus on est installé, plus on a peur que ça s’arrête, peur de décevoir… Si cette angoisse ne se voit pas à l’écran, c’est le résultat de soixante années de travail.

Quel regard portez-vous sur ceux qui vous succéderont ?

J’ai de l’estime pour eux. Faire de la télé aujourd’hui, c’est beaucoup plus dur qu’à mon époque. Parce qu’ils ont une pression économique considérable. Peut-être moins sur le service public, mais même ! Que ce soit Anne-Élisabeth Lemoine («C à vous», France 5), Yann Barthès («Quotidien», TMC) ou Cyril Hanouna (C8), faire l’access prime-time en direct tous les soirs, c’est dur. Il faut un mental de chien !

Icon QuoteOn parlait beaucoup de politique à la maison. La politique me passionne. 

La pression peut-elle les pousser à la faute ?

Je ne sais pas… Mais la pression est là : ils sont très bien payés et, pour ce prix-là, ils doivent être au taquet. Sur une quotidienne, tous les matins on joue sa peau avec le «bulletin de notes», les audiences de la veille. Dureront-ils ? Certains sont là depuis huit ou dix ans… On n’a pas la même façon de travailler, ce sont plus des hommes d’affaires : Arthur, Hanouna ont une grande expérience des affaires, ils passent autant de temps avec leurs avocats qu’avec les téléspectateurs. Avec mes six collaborateurs, mon petit studio, je fais un peu dernier village gaulois…

Vous évoquez beaucoup vos parents. Leurs valeurs vous guident-elles encore aujourd’hui ?

«Nul ne guérit de son enfance» ! Mon père, Abraham, était médecin de campagne immigré (il est né en Bucovine, ex-Roumanie, aujourd’hui en Ukraine – NDLR), il voulait que ses enfants soient toujours premiers. Mes parents lisaient «le Nouvel Observateur», «le Monde». Il est arrivé à mon père de ramener «l’Huma» à la maison, acheté auprès de patients communistes. L’union de la gauche, qui se concrétisera à la fin des années 1970, c’était important pour mes parents. Ça peut paraître bizarre que dans cet entretien je parle autant de politique, mais on en parlait beaucoup à la maison. La politique me passionne.

C’est sous un gouvernement d’union de la gauche que vos parents ont été naturalisés...

Mes parents m’ont toujours dit : «N’oublie pas que c’est sous la gauche qu’on est devenus français.» Ils sont arrivés au début des années 1930 et ont attendu leurs papiers jusqu’en 1937, sous le Front populaire. C’étaient des gens engagés, même s’ils n’ont jamais été militants. Mais ce n’est pas un hasard si le chanteur préféré de la famille était mon copain Jean Ferrat. Regardez (il montre un montage photo accroché en bonne place dans son bureau intitulé «Le dîner imaginaire»), ma mère Lola, avec ma famille, assise entre Ferrat et Bedos.