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Mort de Tyre Nichols : « Ces images perpétuent le sentiment que les personnes noires sont chassées par les policiers »

L’Amérique une nouvelle fois face à ses démons. Michael Brown (Ferguson), Laquan McDonald (Chicago), Breonna Taylor (Louisville), George Floyd (Minneapolis). Et aujourd’hui Tyre Nichols. Les funérailles de ce jeune afro-américain, décédé après avoir été passé à tabac le 7 janvier par cinq policiers à Memphis, dans le Tennessee, se déroulent ce mercredi en présence de Kamala Harris. Une mort qui a ravivé les débats sur la violence des forces de l’ordre, qui tuent chaque année plus de 1.000 Américains.

Ancien commandant de police de la région de Seattle et actuel directeur adjoint de la commission en charge de la formation des policiers dans l’Etat de Washington (CJTC), Jerrell Wills estime qu’il y a « un problème de ressources et de priorité dans l’entraînement » des forces de l’ordre, mais aussi de « culture ». Il répond à 20 Minutes.

Jerrell Wills, directeur adjoint de la Criminal Justice Training Commission de l'Etat de Washington.
Jerrell Wills, directeur adjoint de la Criminal Justice Training Commission de l'Etat de Washington. - DR

Avec votre expérience, comment analysez-vous la vidéo de l’interpellation de Tyre Nichols ?

Ce qui saute aux yeux, c’est leur tactique catastrophique, qui vient d’un mauvais entraînement. Vous avez de multiples officiers incapables de maîtriser une seule personne sans utiliser la force, le gaz poivre, les Taser. Ils crient des ordres contradictoires. C’est Tyre Nichols qui essaie de les calmer et non l’inverse. C’est inexcusable.

Les policiers, comme la victime, sont ici Afro-Américains. Peut-on malgré tout parler, comme le militant des droits civiques Van Jones sur CNN, de comportement raciste ?

Quand c’est un officier blanc et un suspect noir, c’est facile de conclure que le policier est raciste. Mais on ne connaît jamais les convictions intimes d’une personne. Ce qui est plus important, c’est le système, leur mission. Cela ne change rien que les policiers soient noirs. Ils n’auraient pas traité un automobiliste blanc de la même manière, avec une telle force excessive.

Vous ne pouvez pas laisser votre peur être le moteur de vos décisions

Quel impact ont ces dérapages à répétition sur la relation entre la police et la communauté afro-américaine ?

Ces images, qui tournent en boucle dans les médias et sur les réseaux sociaux, perpétuent le sentiment que nos communautés défavorisées sont une zone de guerre et que les personnes noires sont chassées. Cela contribue au fait que des personnes tentent de s’enfuir ou résistent face à la police car elles ont peur.

Tant que les forces de l’ordre iront dans un quartier noir ou défavorisé avec le seul objectif de faire respecter la loi plutôt que d’aider les habitants, la situation ne s’améliorera pas.

Il y a plus d’armes que d’habitants aux Etats-Unis. Que ressent un policier quand il est le premier à intervenir sur une situation à risque ?

Il faut être honnête avec soi-même et reconnaître qu’on a peur. Mais vous ne pouvez pas laisser votre peur être le moteur de vos décisions. Au tout début de ma carrière, j’ai dû intervenir face à une personne armée en pleine crise de santé mentale, qui cherchait sans doute à être tuée par la police (suicide by cop). On a réussi à éviter le pire avec mon partenaire en revenant à la base de l’entraînement, en utilisant la distance et en restant à couvert pour communiquer.

Une intervention va rarement aussi vite que ce que les gens pensent. Les policiers disent souvent « tout s’est passé en une fraction de seconde », mais ce n’est que rarement le cas. Il faut prendre le temps de respirer. Le cerveau a besoin d’oxygène pour penser clairement. Mais parfois, plus il y a de personnes, plus une situation peut devenir chaotique.

La majorité des services de police consacre moins de 5 % de leur budget à la formation, qui dure une vingtaine de semaines, cinq fois moins que dans beaucoup de pays. Le problème commence-t-il là ?

Oui, il y a un problème de ressources et de priorités. La formation de nos policiers est deux fois plus courte que pour devenir esthéticienne. Etre armé et avoir le pouvoir de priver une personne de sa liberté devrait nécessiter davantage d’entraînement, mais aussi de formation continue. Les pouvoirs publics en parlent mais n’y consacrent pas le budget nécessaire.

L’immense majorité des candidats pour cette profession ont des aspirations nobles

Quels aspects de la formation doivent être améliorés ?

On parle beaucoup de désescalade, de gestion de l’espace et du temps, mais tout commence par la communication. Les agents ont besoin d’avoir des connaissances bien plus approfondies pour communiquer sans avoir à utiliser la force, y compris dans des cas de crise de santé mentale. On doit également davantage privilégier les techniques défensives, comme le jujitsu, pour contrôler une situation sans avoir recours aux autres outils offensifs.

Pourquoi les policiers américains sont-ils aussi agressifs, avec cette mentalité presque hollywoodienne d’incarner la loi ?

C’est comme ça que j’ai été entraîné. On parlait de « ask, tell, make » (demander, ordonner, contraindre). Heureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais ça va prendre au moins une génération pour se débarrasser de cette mentalité enracinée dans la culture des forces de l’ordre.

Le système de recrutement filtre-t-il suffisamment les mauvais éléments ?

C’est un système relativement rigoureux avec une vérification des antécédents, des entretiens avec des professionnels et des psychologues. Une immense majorité des candidats qui choisissent cette profession ont des aspirations nobles. Les comportements que l’on voit ont, le plus souvent, été acquis. Un mauvais comportement d’un policier, c’est en général un échec de leadership, avec un superviseur qui a instillé une mauvaise culture ou de mauvais objectifs.

Y a-t-il un problème systémique avec ces forces d’élite comme l’unité Scorpion de Memphis, que la ville vient de démanteler ?

Il faut savoir quel est le problème qu’elles sont censées résoudre, quelles données ont été collectées, quelle est leur mission, si la communauté a été consultée, comment sont-elles supervisées et tenues responsables. Si votre but est de lutter contre les criminels les plus dangereux, vous ne pouvez pas traiter tout le monde de cette manière. Et le plus souvent, les policiers choisis sont ceux qui ont déjà montré une tendance à être agressifs. Ils ont été récompensés pour le plus grand nombre d’arrestations ou de saisies de drogue.

Chaque Etat, ville ou académie a des spécificités

Les initiatives de prévention de la violence via des habitants des quartiers – parfois des ex-délinquants – sont-elles efficaces ?

Quand vous impliquez des personnes de la communauté, qu’il y a de la coopération (avec les forces de l’ordre), cela peut faire la différence. Vous devez être un partenaire, identifiez ceux qui menacent les habitants du quartier, qui veulent souvent être aidés. Former une relation de confiance est une première étape importante.

Au Sénat, la grande réforme née après la mort de George Floyd reste en souffrance, notamment sur l’immunité qualifiée qui protège en partie les policiers. La situation peut-elle s’améliorer sans une refonte nationale ?

Je ne sais pas si une loi fédérale est la réponse. Chaque Etat, ville ou académie a des spécificités, et vous pouvez avoir des résultats différents avec une même approche. Mais il y a clairement besoin de changements systémiques dans le maintien de l’ordre, en commençant par faire appliquer les lois existantes. Le Tennessee et Memphis ont déjà un « duty to intervene » (forçant un policier à intervenir s’il voit un collègue déraper). Lors de l’intervention de Tyre Nichols, il y avait de nombreux agents présents. Ils n’ont rien fait.