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«Notre mantra avec Mickey, c'est que chaque épisode doit ressembler à un final»

Temps de lecture: 12 min

Avant de créer une des séries les plus originales et enthousiasmantes du moment, Mickey Down et Konrad Kay travaillaient dans la finance. Ce sont les expériences de ces deux jeunes scénaristes qui ont en grande partie inspiré Industry, diffusée sur HBO et sur OCS en France depuis 2020.

On y suit l'arrivée de jeunes diplômés ambitieux dans une banque d'investissement londonienne: Gus, un fils de diplomate ultra-privilégié, Yasmin, une fille à papa millionnaire, Robert, un trader sensible issu de la classe populaire, ou encore Harper, une américaine brillante et tête brûlée.

À ses débuts, Industry aurait pu grossièrement être décrite comme un Skins dans le monde de la finance, à base de sexe, de drogues, d'introspection et de taux d'intérêt. Après une première saison hypnotique mais qui, pour reprendre leurs propres termes, «n'avait pas d'histoire», les créateurs ont décidé d'appliquer une structure un peu plus conventionnelle à leur récit... tout en gardant une patte unique.

Le résultat est une saison 2 ébouriffante, qui évoque parfois des pointures modernes comme Mad Men ou Succession, et développe avec encore plus d'ingéniosité son atmosphère électrique, ses répliques mordantes et ses personnages fascinants. À l'occasion d'un épisode de Peak TV consacré à la série, nous avons appelé Konrad Kay et Mickey Down, qui nous ont raconté leur vision, leurs débuts dans la finance, et tout ce qu'ils ont appris entre la saison 1 et la saison 2.

Slate.fr: Vous avez tous les deux travaillé dans la finance. Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes passés de banquiers à scénaristes de série télé?

Mickey Down: Konrad et moi nous sommes rencontrés quand nous étions à Oxford, une fac avec beaucoup de compétition et de pression de groupe… Pour ce qui est considéré comme une pépinière académique, on n'a pas beaucoup étudié, on regardait surtout des films et des séries et on n'en foutait pas une… Je ne sais pas si j'ai le droit de jurer, désolé [rires]. À Oxford, il y a ce truc bizarre où les banques, les cabinets de conseil et cabinets d'avocat viennent te voir et essaient de te recruter. Ils t'emmènent dîner, te sortent en boîte, et t'incitent plus ou moins à postuler pour ces banques. Je n'avais absolument jamais envisagé de travailler dans une banque d'investissement avant la fac, mais à la fin de mes études, à cause de cette pression et le fait que tout le monde autour de moi avait ce genre de boulot, je me suis dit «ok, il faut que je travaille dans une banque d'investissement». Je suis allé dans une autre banque où je gérais les fusions et acquisitions, donc j'avais plus ou moins le job de Gus [dans Industry]. Konrad travaillait dans les fonds propres et la salle des marchés, donc un peu comme là où les personnages de Harper, Rob et Yasmin travaillent.

J'ai compris très rapidement que je ne correspondais pas à ce travail. C'est un boulot très mathématique et je devais travailler très, très dur pour être juste potable. Ce n'était pas du tout pour moi, j'ai duré environ un an. J'essayais d'écrire en même temps, mais je travaillais 80 à 100 heures par semaine, donc c'était impossible de faire quoi que ce soit à côté. Le seul truc que ma courte carrière dans la finance m'a apporté, c'est de me pousser à faire quelque chose de ma vie qui me plairait vraiment. Et évidemment, ça a été une grande inspiration pour Industry [rires].

Ensuite, j'ai fait un court-métrage qui parlait de mon expérience de banquier qui ne veut pas en être un, je l'ai mis sur internet, un agent l'a vu et quelqu'un de NBC l'a vu, et soudainement je me suis dit «wow, je peux vraiment être scénariste, c'est une option de carrière viable». À cette époque, Konrad était toujours dans la finance et j'essayais de le sortir de là, mais il a fallu qu'il soit licencié économiquement pour qu'il se lance enfin avec moi.

On avait écrit un script sur la finance, mais personne n'allait faire ça avec deux inconnus au bataillon. Alors on a fait un film à micro-budget financé grâce à Kickstarter qui a été montré dans un festival, et ça nous a ouvert des portes. Soudainement on s'est retrouvés à suivre le parcours typique d'un scénariste au Royaume Uni, c'est-à-dire vendre des tas et des tas d'idées et de séries pour pas beaucoup d'argent, et essayer de faire décoller quelque chose. Et ce n'est qu'une fois qu'on a rencontré Jane Tranter, qui produit Industry, que ça a marché.

«Nous avons une certaine facilité avec des choses comme la caractérisation des personnages, les dialogues, l'observation; mais écrire un script, on a dû l'apprendre sur le tas.»
Mickey Down

Elle nous a demandé si on avait déjà envisagé de faire un truc sur la finance, et elle nous a dit: «Avez-vous essayé de l'écrire depuis votre perspective, celle de jeunes qui débarquent dans ce monde pour la première fois?» C'est vraiment ça qui a tout solidifié pour nous. D'un coup, on s'est dit «ok, on peut écrire sur ce monde qu'on connaît très bien, avec des dialogues qu'on connaît très bien, on sait comment représenter cette sous-culture authentiquement, et on peut l'utiliser comme un cheval de Troie pour parler de quelque chose qu'on a toujours voulu aborder, c'est-à-dire la vie de jeunes à Londres».

La série a été développée chez HBO: on a fait soixante, soixante-dix brouillons pour le pilote, et on avait déjà écrit quatre ou cinq épisodes quand la série a reçu le feu vert. Konrad et moi avons une certaine facilité naturelle avec des choses comme la caractérisation des personnages, les dialogues, l'observation; mais par contre, écrire un script, écrire huit heures de quoi que ce soit, c'est quelque chose que l'on a dû apprendre sur le tas. Et je pense que l'on s'est grandement améliorés entre la première et la deuxième saison d'Industry.

Justement, quel bilan avez-vous tiré de la première saison pour aborder différemment la suivante?

Konrad Kay: Je pense que pendant la première saison, on s'accrochait beaucoup à l'idée que ça devait être entièrement authentique. Pour être honnête, on n'était pas sûrs de pouvoir trouver des histoires originales dans ce milieu. On s'est dit «ok, on va faire quelque chose de très micro», et ça a fonctionné, d'une certaine manière; mais c'était trop proche d'un documentaire. Évidemment, l'exécution n'avait rien d'un documentaire: on avait une bande-son géniale, beaucoup de sexe, de drogues et tout l'aspect rock'n'roll…

Mais je pense que dans la deuxième saison, on s'est rassurés en se disant qu'on pouvait raconter des histoires légèrement plus vastes: on avait plus d'expérience pour faire en sorte que ce soit à la fois fidèle à l'univers de la finance, et légèrement amplifié pour la télévision. Et honnêtement, on s'est juste professionnalisés en tant que scénaristes. On avait une writer's room à l'américaine très rigoureuse, et on a été rejoints par une très bonne cadre et ancienne showrunneuse, Jami O'Brien (NOS4A2, Big Love, In Treatment), qui avait tellement plus d'expérience que nous. Elle a été cruciale pour structurer la deuxième saison avec nous, tout en laissant nos voix s'exprimer.

Et puis il y a des choses que Mickey et moi détestons dans les séries modernes, et l'une d'entre elles, c'est l'idée d'étaler une intrigue sur huit heures. On s'est dit: la relation d'Eric et Harper est cruciale dans la série, accélérons-la aussi vite que possible pendant les trois premiers épisodes. Dans une saison traditionnelle de série, Harper aurait trahi Eric à la fin de l'épisode 8, mais on s'est dit qu'il fallait que ça arrive à la fin de l'épisode 3.

Notre nouveau mantra avec Mickey, c'est que chaque épisode doit ressembler à un final. Il doit être dramatique, les enjeux doivent être très élevés pour tout le monde, on doit en sortir à bout de souffle. Le fondu au noir à la fin de chaque épisode doit vous faire dire: «Ok wow. C'était une unité de narration distincte, et je me sens satisfait, et j'ai envie de voir le prochain épisode mais je peux méditer sur celui-là pendant une semaine.»

Quelles sont les conventions de séries traditionnelles qui manquaient à la première saison, et que vous avez décidé d'appliquer à la deuxième?

Mickey Down: Une histoire [rires]. C'est brutal, mais la première saison n'a pas d'histoire. J'ai vu des gens qui la décrivent comme «huit heures de vibe», ce que je trouve généreux. Je ne veux pas dénigrer la première saison, je pense qu'elle est super à plein de niveaux, et elle a préparé le terrain pour la deuxième. Mais Jami a apporté beaucoup de rigueur dans la narration, à la fois dans la structure épisodique et dans l'arc narratif. L'idée de faire huit heures individuelles de narration était très importante pour nous, surtout en sachant que ça allait sortir de manière linéaire sur HBO.

On est dans un climat où «tout est un film de huit heures, on peut juste démarrer et finir les épisodes de manière arbitraire et ça suffit à faire une série». C'est une idée à laquelle Konrad et moi n'adhérons pas du tout. On adore le fait que l'on peut regarder l'épisode 4 et savoir que c'est l'épisode focalisé sur Eric, ou voir l'épisode 5 et se dire «ok, c'est l'épisode sur la famille». Évidemment, on a une structure sérialisée, mais j'adore l'idée des séries avec des unités de narration unique.

«Notre moteur, c'est de ne jamais donner de réponse claire sur rien.»
Konrad Kay

Konrad Kay: Et puis entre les deux premières saisons, on avait beaucoup de temps à cause de la pandémie, et on a revu nos séries préférées –Mad Men, Les Soprano... Elles ont une écriture et un univers incroyables, des performances exceptionnelles, mais beaucoup de leurs meilleurs épisodes ont une structure très simple.

Mickey Down: Notre force a toujours été la création des personnages et les dialogues. On travaille dur là-dessus, mais c'est quelque chose qu'on a toujours fait dès qu'on s'est mis à écrire. Alors que l'architecture de l'histoire, on l'a abordée de manière très juvénile, iconoclaste et punk rock en se disant que ces conventions ne s'appliquaient pas à nous, parce qu'on était jeunes et qu'on allait faire ce qu'on voulait. Mais ce qu'on a appris, c'est que tout ce qu'on sait bien faire marche mieux quand on le met dans une structure plus définie, et même plus basique d'une certaine manière. Donc on a appris à la dure qu'il fallait faire ce qui était évident depuis le début.

Votre série décrit de manière très juste et très complexe toutes les dynamiques de harcèlement. Pourquoi vouliez-vous explorer ça ?

Konrad Kay: On a eu, j'espère, un regard aiguisé quand on travaillait dans ces institutions. Même dans une entreprise qu'on peut considérer comme moderne –personnellement j'y travaillais de 2010 à 2013– c'est juste quelque chose qu'on ne peut s'empêcher de remarquer. J'ai une sœur qui a travaillé dans un endroit comme ça et a assez d'histoires pour remplir un bouquin. J'ai assisté à tellement de micro-aggressions à l'encontre de mes collègues féminines.

Ce qui nous intéressait dans le fait d'écrire ces histoires, c'est que ça n'est jamais noir ou blanc. Bien sûr, dans certains cas, ça l'est. Mais parfois dans le cadre de l'entreprise, il y a tellement de zones grises et d'obscurité que pour nous, en tant que scénaristes, c'est intéressant. Parce que notre moteur, c'est de ne jamais donner de réponse claire sur rien. On va dramatiser une situation à laquelle deux personnes vont réagir très différemment, et pour nous ces réactions sont le cœur de ce qu'on tente de faire avec cette série.

Comment est-ce que vous vous assurez que vous traitez le sujet correctement?

Konrad Kay: C'est vraiment un travail d'équipe, et ça commence dans la writer's room: qui écrit avec nous, comment avoir un équilibre de perspectives, et surtout en ce qui concerne le harcèlement, s'assurer qu'il y a un équilibre genré. De la writer's room à la boîte de production, Bad Wolf, en passant par HBO, il y a une remise en question très rigoureuse de ce qu'on écrit, surtout ce qui concerne Yasmin et Harper, des personnages féminins, c'est très important. Désolé, j'ai l'impression de m'égarer. Mickey, est-ce que je dis les bons trucs?

Mickey Down: Oui, à 100%. Le fait de ne pas donner de réponses faciles va à l'encontre des règles de la télévision contemporaine. On a beaucoup de chance d'être avec une chaîne comme HBO, qui nous permet de faire ce genre de choses. Parce que ce que disent les producteurs de télé, le plus souvent, c'est «clarté, clarté, clarté».

Qu'est-ce que vous n'avez pas encore exploré et avez envie de faire dans les futures saisons?

Mickey Down: Entre la première et la deuxième saison, on a élargi l'univers. Évidemment, ça se passe toujours dans le monde de la finance, mais on aime explorer les liens avec les grandes entreprises, la tech, les services de santé, la politique –surtout au Royaume-Uni. Comment ces gens-là se font des faveurs mutuelles pour s'enrichir et réussir? J'ai envie de creuser ça un peu plus. Et puis on a envie de voir des personnages qui n'ont encore jamais interagi ensemble, comme Yasmin et Eric. L'idée de les voir partager une scène, travailler ensemble d'une manière ou d'une autre, ça nous enthousiasme beaucoup.

Mad Men est une de nos séries préférées, donc quand Eric dit à Harper «Ferme la porte, assieds-toi» (une référence à l'épisode de Mad Men du même nom, où les personnages principaux quittent le navire et fondent une nouvelle agence), j'ai poussé un cri de joie. Au début, je pensais que Harper était une nouvelle Peggy Olson, mais en fait, il me semble que c'est plutôt une nouvelle Don Draper. Comme je ne comprends absolument rien à la finance, il faut que je vous demande: est-ce que Harper est vraiment douée, ou est-ce que c'est une énorme arnaque?

Konrad Kay: Très bonne question. C'est une question dont Mickey et moi parlons tout le temps. Mickey, je ne veux pas trop en dire alors je te laisse répondre, mais c'est vraiment une bonne question, et personne ne nous l'a jamais posée.

«Pour nous, un personnage doit être intéressant à chaque moment, et c'est tout.»
Konrad Kay

Mickey Down: Personne. Je ne sais pas trop comment répondre sans trop en révéler… Clairement, elle est très bonne dans ce qu'elle fait, comparé à quelqu'un comme Yasmin qui a beaucoup de talents comme la sociabilité, la capacité à charmer… Tandis qu'on présente Harper comme une érudite dans son domaine, avec une capacité à acquérir et digérer très vite des informations. On suggère qu'elle est très cultivée, elle croit vraiment à ce business, et elle a les outils intellectuels pour réussir. Mais le défi pour elle, c'est d'allier ça aux compétences sociales qui permettent d'être une bonne commerciale. Les compétences sociales de Harper laissent à désirer, elle utilise les gens comme s'ils ne valaient rien, ce qui peut l'aider parfois, mais ce genre d'attitude a des conséquences. Il y a tout un tas d'outils qu'elle ignore volontairement.

Konrad Kay: Il y a un grand débat sur la sympathie des personnages de série télé, le fait qu'ils soient aimables ou pas. Et c'est un mot qu'on n'aime pas trop lorsqu'il s'agit d'analyser des personnages, on trouve ça trop simpliste. Pour nous, un personnage doit être intéressant à chaque moment, et c'est tout. J'ai vu un tweet qui disait que la raison pour laquelle les gens n'aiment pas Harper, c'est que c'est une femme métisse, qui est un mélange de Don Draper, Tony Soprano et Samantha de Sex and the City en un seul personnage [rires]. Elle est incroyablement égoïste, lâche, avec un appétit sexuel vorace, elle utilise les gens, et c'est comme ça qu'on l'a écrit. Et pourquoi n'aurait-elle pas le droit d'être comme ça? Pour nous, l'aspect le plus important de son personnage, c'est son caractère imprévisible.

Vous attendez toujours de savoir si la série va être renouvelée pour une troisième saison... Est-ce que vous avez eu des nouvelles?

Mickey Down: [rires] On ne peut pas répondre. On est en train de l'écrire et on a plein d'idées, évidemment. On a des idées pour les saisons suivantes. La beauté d'écrire des personnages au début de leur aventure, c'est qu'on pense aussi à la fin. Quant à savoir si ces idées existeront un jour à l'écran, ça ne dépend pas de nous. On attend.

Konrad Kay: Elles existeront dans nos cerveaux pour toujours!

Mickey Down: Voilà. Ou alors on écrira un roman sur ce qui arrive à Harper [rires]. Un roman graphique...

Konrad Kay: Ou de la très mauvaise fanfiction sur Reddit [rires].