France
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On croyait le français de Louisiane mort, le voilà qui ressuscite

Temps de lecture: 7 min

En visite à La Nouvelle-Orléans ce vendredi 2 décembre, Emmanuel Macron pourra-t-il se faire comprendre en français? Pas par la majorité des habitants, soyons honnête. Mais une jeune garde, qui tente de rallumer la flamme francophone, arrivera à suivre sans sous-titres. Cette jeunesse s'est lancé un défi fou, à l'américaine: relancer la pratique du français, cette langue régionale qui semblait vouée à s'éteindre.

Aujourd'hui, la Louisiane est anglophone, comme l'Alabama voisin. Mais les lois louisianaises étaient encore débattues en français comme en anglais il y a seulement un siècle –même si cela semble difficile à croire. «Du temps de mes grands-parents, 85% des habitants du sud-ouest de l'État parlaient le français», indique le chanteur et poète francophone Zachary Richard.

C'est au XVIIIe siècle que le français est arrivé sur le territoire, par vagues successives, dans la foulée de sa conquête par Louis XIV. Ces terres bordant les bras du géant Mississippi ont d'abord attiré quelques planteurs, appâtés par les fortunes qu'ils pourraient bâtir autour du coton et de la canne à sucre. Dans leur sillage, des esclaves africains ont été embarqués dans les sombres cales de navires.

Des Cadiens ont ensuite trouvé refuge autour du fleuve: ces paysans et pêcheurs, chassés d'Acadie par les Anglais et aguerris par la dureté du nord canadien, sont parvenus à dompter les marécages des bayous, dans le sud de la Louisiane. C'est à leur contact que les tribus autochtones, les Houmas par exemple, ont côtoyé la langue française. Les derniers flots francophones sont enfin arrivés de Saint-Domingue, à la suite de la révolte qui donnera naissance à Haïti (1791-1804), quand des milliers de colons et d'esclaves ont fui les troubles pour rejoindre Cuba ou la Louisiane.

Le français, un patois méprisé

Telle est la couleur de la francophonie louisianaise: une mosaïque de Cadiens exilés, d'esclaves noirs, de colons réfugiés et d'Amérindiens envahis. La Louisiane est le creuset de ces peuples, souvent meurtris, fondus dans un improbable melting-pot, avec le français pour cri de ralliement. Bonaparte n'a pas tenu compte d'eux dans ses calculs géostratégiques: cet immense territoire est vendu en 1803 à Washington. Pourtant, par la vivacité de leur culture, les francophones ont longtemps échappé à l'assimilation. Les Créoles tenaient les villes, les Cadiens les bayous.

Une oligarchie anglophone s'est peu à peu hissée à la tête de l'État. Des Anglo-Américains qui n'avaient de cesse de dénigrer ce français, patois des personnes éloignées des cercles du pouvoir. «Parler au banquier se faisait forcément en anglais, comme toutes les choses sérieuses», rappelle Zachary Richard, élevé par des parents francophones qui ne lui parlaient qu'en anglais. Le chanteur a néanmoins pu accéder au français grâce à ses grands-parents, à leurs récits et à leurs chansons.

En 1921, il a été acté que l'enseignement se ferait désormais intégralement en langue anglaise –et que les récalcitrant auraient droit aux coups de règles et humiliations. «Les élèves qui ne savaient pas demander en anglais la permission de se rendre aux toilettes risquaient l'accident», relate Hannah Bergeron, jeune enseignante de français. Souhaitant épargner à leurs enfants ces humiliations, la génération de l'entre-deux-guerres a donc coupé le fil de la transmission de leur langue.

La richesse dans la différence

Avec des locuteurs vieillissants, le français semblait destiné à se figer sur les pierres tombales. Pourtant, contre toute attente, cette langue connaît un étonnant retour en grâce. Le tournant date de 1968. Dans une Amérique du Nord secouée par le souffle de l'égalité des droits, on change de regard sur la différence et les minorités. La Louisiane rétropédale: elle veut soudain sauver son français, devenu moribond. On découvre, bien qu'un peu tard, que cette singularité est une richesse. «Nous disposons d'une culture unique qui nous distingue de la masse anglo-américaine. C'est très attrayant de se sentir unique», insiste Zachary Richard.

À côté du carnaval, du Mardi gras, de la musique cadienne, de la pêche à la crevette ou du gombo, ragoût typique de la région, le français intègre donc officiellement le patrimoine louisianais. Désormais, ses mots s'étalent fièrement sur les plaques de rues. Même les boutiques en recouvrent leur devanture –on peut ainsi faire des emplettes dans le magasin Aux Belles Choses.

Une petite musique française plane également à La Nouvelle-Orléans. «À chaque coin de rue, il y a un nouveau joueur d'accordéon qui chante en français, décrit Zachary Richard. Même si, bien souvent, il ne comprend pas les paroles qu'il chante.» Mais alors, assisterait-on à un retour du français? À un vernis francophone, plutôt. «Ce qui est à la mode, ce n'est pas le français, c'est l'apparence du français», nuance l'artiste.

Des enseignants venus des quatre coins du monde (francophone)

Car on ne ressuscite pas une langue en changeant les plaques de rues. Ni en réintroduisant quelques heures de cours de français par semaine. Non, le levier décisif est ailleurs. L'État a importé du Canada un système radical qui a fait ses preuves: les classes d'immersion, qui baignent les enfants dès leur plus jeune âge en eaux francophones. Mais où recruter des enseignants parlant français? Il fallait retourner à la source.

«Les deux tranches d'âge où il y a
le plus de francophones ici sont les plus de 60 ans et les moins de 30 ans.»
Peggy Feehan, présidente exécutive du Codofil

«Monsieur le président [Georges Pompidou, ndlr], si tu m'aides pas, le français, il est foutu en Louisiane», aurait imploré James Domengeaux, premier responsable du Conseil pour le développement du français en Louisiane (Codofil), l'agence chargée de «faire tout le nécessaire» pour sauver cette langue. Les professeurs affluent des quatre coins du monde francophone, et majoritairement de France. Le pays «les laisse partir chaque année en détachement, ce qui représente une aide inestimable», reconnaît Peggy Feehan, l'actuelle présidente exécutive du Codofil. Cette enseignante est elle-même arrivée il y a vingt ans du Nouveau-Brunswick (Canada).

Ce français enseigné vient donc de divers horizons, et cela suscite des remous. Des anciens s'émeuvent que les enfants n'apprennent pas le français louisianais, riche en singularités: les Louisianais tutoient d'emblée, roulent parfois les «r» et nombre de mots (lagniappe, pour désigner un cadeau offert à la suite d'un achat) ou d'expressions («Laissez les bons temps rouler») ne s'entendent qu'icitte. Le lexique est influencé par des termes amérindiens (chaoui pour «raton laveur») et charrie des mots tombés en désuétude en Europe (asteur pour «maintenant»).

«Les grands-parents
ont les larmes aux yeux»

En sport comme en mathématiques, de la maternelle au collège, 5.500 enfants louisianais étudient aujourd'hui en français –seuls y échappent, évidemment, les cours d'anglais. Grâce à cette dynamique, Peggy Feehan souligne que «les deux tranches d'âge où il y a le plus de francophones ici sont les plus de 60 ans et les moins de 30 ans». La connaissance de cette langue, longtemps méprisée, est devenue source de fierté. «Les grands-parents des enfants qui apprennent le français ont les larmes aux yeux, car on les avait persuadés que les francophones n'étaient pas éduqués, qu'ils n'étaient pas de vrais citoyens», poursuit la présidente du Codofil.

«On a souffert de la caricature du Cadien ignorant, du primitif aux pieds palmés qui chassait des alligators, abonde Zachary Richard. Alors que la Louisiane a une longue tradition lettrée!» Les jeunes francophones, même minoritaires, relèvent la tête. Ils osent parler français là où les plus âgés ressentent parfois une gêne. Grâce à internet et aux réseaux sociaux, ils ont établi un écosystème en ligne. Des programmes et des médias en langue française ont émergé, à l'instar de Télé-Louisiane ou New Niveau. Vidéos, journaux télévisés, dessins animés... Le français est bien sorti du placard.

Autre preuve: la Louisiane a intégré l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) en 2018 en tant que membre observateur. Les artisans de cette intégration étaient, là encore, deux jeunes (Scott Tilton et Rudy Bazenet), qui font le pari que la Louisiane va poursuivre son ancrage dans la langue française, en bilinguisme avec l'anglais. Ils ont même créé un institut culturel privé dédié à ce projet: Nous Foundation. «Ici, la francophonie, ce ne sont pas que des Cadiens âgés dans les bayous, ce sont aussi des jeunes hipsters de La Nouvelle-Orléans: après les années Trump, les gens veulent à nouveau s'ouvrir sur le monde», assurent ces militants.

«Le mulet qui tire le wagon
est l'argent»

«L'attrait pour le français est indéniable à La Nouvelle-Orléans, confirme Emilie Georget, directrice de l'Alliance française sur place. Poussé par des raisons culturelles, on observe un intérêt certain de la part de personnes qui ont une connexion historique ou familiale avec la France (origine créole, noms de familles à consonance francophone) ou avec l'Acadie, qui ont envie de voyager ou qui s'intéressent aux pays francophones et aux cultures étrangères. Chez des gens très différents, on sent une envie de former une communauté, de revendiquer cet aspect de l'identité louisianaise.»

Politiquement, encourager l'apprentissage du français fait consensus. «Démocrates ou Républicains, il n'y a pas de clivage sur le sujet», se réjouit Peggy Feehan. Ce qui manque, alors? «Le mulet qui tire le wagon est l'argent», assure Zachary Richard. Et comme peu de Louisianais francophones optent pour une carrière dans l'enseignement, tout le dispositif repose sur le bon vouloir des pays francophones. À chaque rentrée plane donc la crainte de classes sans enseignant.

Le chemin reste long avant que le français retrouve une voix tonitruante icitte, sur les rives du Mississippi. Mais asteur, une jeune génération se dit prête à relever le défi.