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«On s‘enfonce dans la montagne, pour s’y perdre et s’y retrouver»

Nastassja Martin nous attend devant son appartement, au rez-de-chaussée d’une antique maison de pierre et de bois au cœur du hameau des Terrasses, suspendu en pleine pente à 1 700 mètres d’altitude. Ses larges skis et son sac à dos sont prêts. Face à nous, sur l’autre versant de la vallée de la Romanche, se dresse l’extraordinaire face nord de la Meije. L’anthropologue de 36 ans, également écrivaine et réalisatrice, est ancrée depuis treize ans dans ce village ; elle s’y réfugie entre deux voyages d’études sur ses terrains du Grand Nord, de l’Alaska au Kamtchatka russe.

C’est une vraie montagnarde, alpiniste, grimpeuse et skieuse. Elle laisse traîner son regard sur les itinéraires ardus de l’immense versant de la Meije, desservi par un téléphérique mythique, qu’elle a sillonnés en freerideuse passionnée. Aujourd’hui, c’est à un autre voyage qu’elle nous convie, plus lent, contemplatif et immersif. Nous partons à ski de randonnée pour vingt-quatre heures, vers un refuge où passer la nuit avant l’ascension d’un sommet de 3 000 mètres isolé, le pic du Mas de la Grave.

«Voir le monde autrement»

«Du freeride, je suis passé au ski de rando. Chaque semaine, dès qu’il y a de la neige, je vais dans ces vallons, juste derrière ma maison, explique Nastassja Martin. Je prends le large, je fais un petit pas de côté qui me permet de voir le monde autrement. En période d’écriture, cela me permet, paradoxalement, de rester centrée sur mes recherches. Lorsqu’il a suffisamment neigé, je chausse mes skis sur le pas de ma porte… un luxe inestimable !»

En ce mois de février 2022 avare en neige, nous devons pousser un peu plus haut en voiture, jusqu’à la toute petite station de ski du Chazelet, à moins de deux kilomètres. De là, skis sur l’épaule, nous nous éloignons par une piste d’alpage, laissant derrière nous l’agitation des skieurs et le cliquetis des téléskis, pour remonter un vallon rectiligne et désert, presque plat, fermé au fond, à des kilomètres, par le pic du Mas de la Grave. «J’aime la lenteur avec laquelle on s’éloigne des infrastructures, souffle Nastassja Martin. On s’enfonce dans la montagne, pour s’y perdre et en même temps s’y retrouver…» Une bise glaciale nous cueille. Les yeux clairs de l’anthropologue , entre son cache-col remonté jusqu’au nez et son bandeau duquel s’échappe sa tignasse rebelle, sont rieurs. Elle en a vu d’autres et adore ce contact physique avec les éléments : «J’aime sortir quand il neige, quand il y a du brouillard…»

L'anthropologue et autrice Nastassja Martin au refuge du pic du Mas de la Grave, le 22 février 2022. (Etienne Maury/Item pour Libération)

«Des êtres et entités qui ont une puissance»

La neige crisse sous les peaux de phoques de nos skis. Nous progressons le long du torrent glacé du Gâ, installés dans le pas glissé et hypnotique du randonneur à ski. Derrière nous, les versants englacés et bleutés de la Meije sont d’une beauté à couper le souffle. L’anthropologue , experte en animisme, nous invite à sortir du «concept de paysage» : «Voir la montagne à distance, comme un décor sublime inanimé, c’est très vite lassant. Ici, tu es dans un milieu avec des êtres et entités qui ont une puissance, qui se métamorphosent en permanence, en réponse aux variations météorologiques.» C’est l’une des raisons pour lesquelles elle aime tant être en montagne : «Impossible de rester bloquée en boucle sur ses états d’âme, ses psychoses, comme cela peut être le cas dans des milieux très anthropisés. Si je passe trop de temps parmi les seuls humains, j’ai parfois l’impression de perdre ma consistance intérieure !»

Il ne nous faut que deux petites heures pour rallier le refuge du pic du Mas de la Grave. C’est une ancienne maison d’alpage entièrement rebâtie il y a cinq ans pour devenir une auberge d’altitude douillette. Parfaitement isolée, presque totalement autonome grâce à une source captée et une installation photovoltaïque, elle est exemplaire sur le plan environnemental. Alors que la nuit tombe, après un repas à base de produits locaux, les 15 convives du jour occupent la grande salle : lecture, examen des cartes pour la sortie du lendemain, discussions, rêverie face à la baie vitrée. Nastassja Martin observe : «En refuge, tu es confiné en pleine montagne, au milieu de tout ce que tu désires mais qui pourtant ne se donne pas de lui-même. Dehors il fait trop froid : comme dans une yourte dans la taïga, chacun trouve son recoin, dans le respect de l’espace de l’autre. Ils sont rares ces lieux collectifs dont tu ne peux t’échapper facilement.»

«Connexion aux éléments»

Tout le monde est parti dormir, nous sortons sur la terrasse pour une dernière roulée. Le froid est mordant mais la voûte étoilée est somptueuse. Martin raconte les Selk’nam, peuple amérindien de la Terre de Feu exterminé au début du XXe siècle : «Ils se peignaient des constellations sur le corps pour se tenir chaud en se mettant en relation avec le cosmos. Se rappeler que cela a existé, que cela existe encore ailleurs, cela te permet de prendre conscience de ta connexion aux éléments, ici la neige, le rocher, l’eau, l’air… et même aux étoiles !» Elle évoque la rédaction en cours de son prochain ouvrage (A l’Est des rêves, récemment paru aux éditions la Découverte) : «L’idée de ce livre, c’est de retrouver des clefs de ce lien, de ce rapport aux êtres et entités non humaines, dont les populations autochtones parlent tout le temps.»

Au petit matin glacial, nous finissons de remonter le vallon pour nous attaquer aux pentes du pic du Mas de la Grave. Mille mètres de dénivelé : l’effort, continu sur plus de trois heures, est dense, exigeant. Nastassja Martin fait la trace et caracole sans la moindre fatigue, heureuse de faire découvrir à chaque pause un vallon secret : «Il est pas trop chouette ce sommet ? Ce secteur se prête parfaitement au ski de rando, les possibilités sont infinies, on trouve toujours des recoins qui conservent la poudreuse des semaines précédentes !» On croise une trace erratique de lièvre, incongrue en ces hauts lieux. L’anthropologue reprend le dessus : «C’est une forme d’existence, un vagabondage, une action qui échappe au champ de l’utilitarisme. Que font les lièvres, les loups sur ces crêtes ? Bonne question !» Elle rigole : «Pour ma part, j’aime marcher sur les lignes de crêtes, en équilibre entre deux versants : c’est un bon résumé de la vie en général !»

L'arrivée au refuge avant l’ascension d’un sommet de 3 000 mètres isolé, le pic du Mas de la Grave, lors d'une randonnée à ski avec l'anthropologue et autrice Nastassja Martin, le 22 février 2022. (Etienne Maury/Item pour Libération)

«Signes avant-coureurs»

Une portion plus raide et lourdement chargée de neige se présente. Une plaque à vent traîtresse, prêt à se décrocher et à nous emporter ? La randonneuse hésite, observe, puis s’engage, choisissant précautionneusement son itinéraire : «J’ai perdu beaucoup de copains victimes d’avalanches. J’ai fait partir pas mal de coulées sous mes skis mais je n’ai jamais été emportée. Certains matins, tu sens qu’il ne faut pas y aller. Il y a des signes avant-coureurs, j’ai vécu des expériences fortes qui me l’ont démontré.»

Nous sommes passés, sans alerte. «Face au risque, je ne me sens pas du tout surhumaine, précise la montagnarde. Le ‘‘qui-vive’' est important, il fait partie du plaisir de l’activité.» «C’est la déclinaison moderne d’une forme de relation au monde qui est celle des chasseurs, poursuit-elle. En forêt, où les grands prédateurs sont toujours présents, le qui-vive du chasseur est perpétuel, comme celui des bêtes qu’il tente d’approcher : ce qui l’entoure peut le déborder à chaque instant. Je retrouve cela avec la neige et les pentes, c’est une zone de latence où peuvent survenir des évènements que tu n’avais pas prévus et cela change totalement ton rapport au monde. C’est ce que j’ai trouvé de plus proche des manières d’être autochtones que j’étudie… et c’est pour cela que j’habite ici !»

Le sommet est là, enfin, point de vue sur les étendues vallonnées et sauvages, presque steppiques, du plateau d’Emparis, les emblématiques aiguilles d’Arves et les géants des Ecrins. Nastassja Martin a déjà chaussé ses skis, impatiente : «L’effort, j’aime ça, mais ça n’est pas mon objectif. La descente, cette sensation de glisse que rien ne peut remplacer, voilà le bonheur. Comme en escalade, je suis complètement concentrée sur le prochain geste à déclencher, sur la direction à donner à mon corps pour qu’il soit le plus ajusté possible à ce qui se passe autour. Le choix de ma ligne de descente, c’est comme une chasse !»

Poignées de minutes, intenses et enivrantes

Elle est déjà partie. Elle excelle à trouver les portions restées en neige légère, les négocie avec un style parfait, aussi vigoureux qu’harmonieux. Elle ne boude pas son plaisir, même dans les passages où la neige se fait moins favorable, voire difficile : un passage presque obligé en ski de randonnée. «Skier depuis une remontée mécanique lorsque les conditions de neige sont bonnes peut devenir une drogue tant le plaisir est immédiat ; en ski de rando, c’est très différent. Le fait d’avoir gravi la pente par tes propres moyens avant de la skier donne à la descente un caractère unique. Tu vis pleinement chaque passage !»

Nous avons dévalé la montagne en quelques poignées de minutes, intenses et enivrantes, avant de nous laisser glisser dans le vallon en pente douce, en poussant sur les bâtons parfois, le nez au vent, l’esprit libre et léger. Sur sa terrasse, Martin nous offre une bière locale, à la saveur rendue unique par les émotions et efforts des heures partagées en altitude. La skieuse rayonne : «Je me sens moelleusement bien, dans mon corps, dans ma tête : j’ai déchargé toutes les tensions accumulées. J’ai laissé filer, en méditation, et je reviens à moi d’une manière différente, calmée.» Un aigle surgit. Il tourne au-dessus de nous, tout près, semblant nous fixer du coin de l’œil. L’anthropologue sourit, nullement surprise : «C’est le cadeau final. On n’est pas en terre animiste ici, et pourtant…»