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«Paranoïa, Angels, True Love» : la voûte de la chapelle Christine

Balayez. Pas de la porte, débris d’a priori, bonne et mauvaise foi. Paranoïa, Angels, True Love est plus que pas rien, c’est un disque énorme. Un tour de force, comme on dirait d’une Philharmonie aux formes audacieuses plutôt que d’un solo de guitare trop plein de notes. «From where I stand, everything is glorious», susurre Chris en intro, et on peut écrire qu’a minima, et à l’inverse du précédent Redcar et les adorables étoiles, album d’audace extrême qui en avait rebuté à juste titre quelques-uns (l’artiste lui-même se serait inquiété du contraire), on se tient, à l’écoute excitante (pour l’ampleur) et éprouvante (pour la longueur) de celui-ci, à ses côtés. Aux côtés de Madonna, aussi, qui fait la conteuse façon Jiminy Cricket, l’Ange de l’histoire ou l’œil de Sauron plus que la choriste deluxe ou la caution – l’audace ! Chris, là, est une star, qui a fait un disque de star, de gloire, au meilleur moment de sa carrière, c’est-à-dire le plus risqué.

Pensez : Madonna, puisqu’on parle d’elle, époque Ray of Light, Björk au moment d’Homogenic, Paul’s Boutique des Beastie Boys, Around the World in a Day de Prince. Des disques qui ont tout blackboulé, la pression du succès, les attentes du public massif, voire l’argent lui-même. Qui peut oser faire ça aujourd’hui, à l’ère du streaming, quand presque plus personne, à part les boomers et les critiques, n’écoute des albums, justement ? Ceux qui ont suivi Chris du succès historique de Chaleur humaine (1 million d’albums vendus) au grand plongeon de Redcar rétorqueront que le Français n’a plus rien à risquer, qu’il a tout cramé avec ses Adorables étoiles, que si Paranoïa, Angels, True Love a un défi à relever, c’est celui de réparer les ponts qu’il a dynamités avec le grand public.

Echappée libre

Mais l’angle de vue est mauvais. Chronologiquement, Chris avait amorcé le disque le plus ambitieux de sa carrière à ce jour avant l’autre, celui vu comme un poids mort, à-côté foiré. Et c’est en y travaillant, étroitement, avec le géant de la pop américaine Mike Dean, qu’il a ouvert les vannes, fait s’écrouler le barrage jusqu’aux derniers pans de béton. Sa sortie aujourd’hui éclaire tout, les Adorables étoiles et le vrai sens de l’échappée libre : le désir de grande pop music, et un épais cahier d’idées de musique et de poésie, originales, excellentes, parfois extraordinaires pour la faire advenir. Aucune bouffée délirante ; mais une musique qui délire bel et bien, dans le sens du délire créatif le plus élevé («tout délire est accepté aujourd’hui dès lors qu’il est récréatif, la définition de ce dernier mot étant laissée aux “créatifs” ou au “public” rendu statistique ce qui est la même chose», disait Deleuze).

C’est bien clair, on n’a jamais entendu tel disque, telle hybridité, telle incarnation opératique, blockbusterienne, baroque. Chansons sur un fil, rallongées de bourdons et de tableaux hallucinés. Audaces bilingues («Je ne me souviens plus de ce que j’ai fait /De mes clefs je crois qu’elles étaient sur la table /Veux-tu bien love me /On this table»). Crudité symphonique sur lit de percussions mélodiques, Varèse, trap music et Jean-Claude Vannier dans la même pièce. Psychédélisme à froid (incroyable Track 10, tissé autour d’un sample de synthétiseur gras signé Emerson Lake & Palmer), fausse mauvaise idée (Pachelbel vampirisé en toute innocence pop, irisé d’un refrain imparable, sur Full of Life), ballade lumineuse à la Suzanne Vega (Flowery Days), refrains princiens sans (Tears Can Be So Soft) ou avec Wendy & Lisa (Lick the Light Out). Des idées folles, bonnes ou mieux que bonnes, innombrables, par-delà les références, les époques (seventies, eighties, nineties, noughties, novembre 2021 ou juin 2023 dans la même machine) et les racines, puisque c’est un disque de partout où Chris veut se voir, la France dans les veines et la Californie à portée de main (où il existe et on le désire, n’en déplaise aux mauvais voisins).

Magnifique

Un disque qui fonctionne, avec et grâce à sa voix, son âme, son chant, cette arme. Et quelle voix, quelle arme – en suspension, serpent d’air ; ou boule de feu qui n’a besoin de rien d’autre que d’un beat qui avance et de quelques samples filtrés jusqu’à pas grand-chose pour émouvoir, mouvoir, emmailloter dans l’émotion. Chris n’a jamais chanté si bien, si puissamment, si émotionnellement, il est magnifique et si souvent surprenant, nouveau, Stina Nordenstam, Dionne Warwick ou Liz Fraser, preuve audible d’un artiste en pleine possession de ses moyens et d’une mutation achevée en très grand artiste, dont Paranoïa, Angels, True Love serait le premier grand album. On s’emballe sans doute, mais jetez-nous la première pierre : la pop a besoin qu’on s’emballe avec elle pour vivre, Chris est vivant avec nous, ne le laissons pas nous échapper.