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Paul Veyne, l’éternel Romain, est mort

Il y avait tant de fraîcheur, tant d'inconvenance joyeuse, tant de jeunesse intacte et moderne dans le perpétuel entrain de Paul Veyne, né en 1930, que l'on avait du mal à se convaincre que ces nobles vertus appartenaient à un nonagénaire. D'autant que celui-ci, bien que passionné de son temps, était d'abord un éminent spécialiste de l'Antiquité, et un érudit réputé pour ses traductions de l'Énéide ou ses audacieuses études sur l'« évergétisme ».

Rarement, en effet, un professeur honoraire au Collège de France – où il avait occupé la chaire d'Histoire de Rome – se sera à ce point soucié d'abattre son « je », de ne jamais pontifier, et de ne rien dissimuler de sa vie, de son corps, de ses amours, de sa désinvolture, de ses égarements.

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Car Paul Veyne, s'il avait la passion des mondes anciens, n'ignorait pas qu'un historien fait toujours, et quelle que soit sa zone d'investigation, de l'« ego histoire », voire de l'Egodyssée. La sienne, en tout cas, était pure, franche, dépourvue de tout nombrilisme – mais soucieuse de dire, en toutes circonstances, d'où il parlait

Au pied du Ventoux

D'ailleurs, rien n'était plus naturel de la part d'un savant qui avait traversé son siècle sans s'en épargner ni le bruit ni la fureur. À cet égard, il suffira de feuilleter son merveilleux livre de mémoires – solennellement intitulé Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas (Albin Michel, 2014) – pour prendre la mesure de ce qu'ont été l'engagement et l'itinéraire d'un intellectuel français avant l'invention de la télé, d'Internet, de Netflix et du n'importe quoi.

Tel était Paul Veyne : provençal, normalien, agrégé, spécialiste d'inscriptions latines, professeur au cursus parfait, marié trois fois (« comme Cicéron, César et Ovide »), curieux de tout, épris d'Italie et finalement retiré au pied du mont Ventoux… L'homme, sans doute vacciné par les sages qu'il avait fréquentés de bonne heure, n'était pas un mystique. Il raisonnait en païen, en amateur. Et, aussi mélancolique que serein, il ne semblait pas redouter le néant qui s'approchait de lui sur ses pattes de méchante colombe.

Souvent, ce séducteur évoquait sans gêne sa fascinante laideur – il était affublé d'un leontiasis ossea qui le défigurait – avec tant de naturel que l'on ne la remarquait même plus dès que la conversation s'engageait. Et il n'hésitait jamais, en ami intraitable de la poésie et des poètes, à citer Horace ou Catherine Pozzi dans un débat sur César, Sénèque ou Périclès. Rappelons enfin que, alpiniste avide de sommets, il précisait volontiers que le vertige lui était inconnu – ce qui, sans doute, devait s'entendre sur tous les registres…

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Rien n'était plus amusant, à cet égard, que de le suivre, tandis qu'il revisitait ses années de « communiste sous protection américaine », de thésard ambitieux, de romaniste débutant et bientôt illustre. Cet homme se tenait droit. C'était un éternel Romain. Bien accroché à la « statue intérieure » qu'il s'était façonnée en artisan indifférent aux dieux et aux maîtres (comme en témoignent, toujours dans ses mémoires, ses déboires drolatiques avec Raymond Aron).

Chez cet immense professeur limpide et lumineux comme un ciel de mistral, tout existait dans la distance et l'ironie. Et c'est à peine si, en pudique, il réservait sa gravité à quelques êtres chers (ses épouses, son fils disparu, son voisin René Char, son cher collègue Michel Foucault…)

Ces derniers temps, quand on le rencontrait, il semblait attendre le néant sans impatience et prétendait même – mais y croyait-il ? – qu'il ne s'y ennuierait pas, le jour venu. Telle était, pour cet homme singulier et attachant, sa façon de dire, à chaque ligne, à chaque étudiant, qu'en dehors de l'intelligence, de l'amour et de la bonté, rien n'est vraiment digne d'être pris au sérieux dans la vie.

1. Citons, entre autres, Comment on écrit l'Histoire, Quand notre monde est devenu chrétien, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?…

2. Ce mot (dérivant du verbe grec qui signifie « faire du bien ») désigne les pratiques par lesquelles les notables romains étaient dans l'obligation morale de répandre leurs richesses en offrant à la collectivité des monuments ou des divertissements. Paul Veyne y a consacré un ouvrage majeur : Le Pain et le Cirque (Seuil).

1930 Naissance à Aix-en-Provence.
1951 Entrée à Normale sup.
1955-1957 École de Rome.
1970 Comment on écrit l'Histoire : essai d'épistémologie (Seuil).
1975 Entrée au Collège de France.
1976 Le Pain et le Cirque (Seuil).
1983 L'Élégie érotique romaine (Seuil).
1983 Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (Seuil).
1990 René Char en ses poèmes (Gallimard).
1991 La Société romaine (Seuil).
1995 Le Quotidien et l'Intéressant (Les Belles Lettres).
2005 L'Empire gréco-romain (Seuil).
2007 Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) (Albin Michel).
2008 Michel Foucault, sa pensée, sa personne (Albin Michel).
2010 Mon musée imaginaire ou les chefs-d'œuvre de la peinture italienne (Albin Michel).
2012 Retraduction de L'Énéide de Virgile (Albin Michel).
2014 Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas (Albin Michel).
2015 Palmyre, l'irremplaçable trésor (Albin Michel).
2016 La Villa des mystères à Pompéi (Gallimard).