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Plus je déprime, plus je cuisine

Temps de lecture: 3 min

À chacun son truc. Certains, quand leur humeur chancelle, restent dans leur lit à attendre l'éclaircie ou la fin du monde. D'autres boivent, traînent dans les bars, finissent ivres morts sur le banc d'une église. Quelques-uns se shootent aux anxiolytiques, à Netflix, à tout ce qui permet à l'esprit d'oublier son accablement. Ils s'emmitouflent de couvertures, passent leurs journées engoncés dans leur canapé, s'abrutissent de séries au point de confondre fiction et réalité.

Moi, lorsque pareille mésaventure m'arrive, je cuisine. Je ne connais pas de meilleur remède pour échapper à la lourdeur de l'existence que de cuisiner. Je cuisine tout et n'importe quoi. Des cakes, des gratins, du pain, des soupes. Cela me prend comme une poussée de fièvre. Soudain, ma cuisine m'apparaît comme un refuge, un lieu où je renoue avec l'essence même de la vie.

Je me shoote à la farine. Dans le désordre de mon plan de travail, des gâteaux naissent, des pâtes s'élaborent, des recettes se réalisent. Je ne m'appartiens plus. Rien n'existe d'autre que la balance où se mesurent les quantités à mélanger afin de procéder à la fabrication d'un mets, d'une pizza, d'un clafoutis, d'un velouté, de plats qui seront servis au dîner, à l'heure du goûter, au petit déjeuner.

C'est mieux qu'une séance de gym. On finit sur les rotules, brisé de partout, avec la satisfaction d'avoir accompli sinon une œuvre d'art du moins une création digne de quelques encouragements voire d'éloges. Peu importe l'excellence du résultat, le principal est ailleurs. Dans cette volonté de s'extirper de son ennui pour, entre deux pesées et trois façonnages, s'étourdir l'esprit et renouer avec la lumière de la vie.

La cuisine ne demande aucun savoir-faire préalable, tout juste un peu d'humilité, de l'attention, et la force de la répétition qui finit par rendre les mains les moins douées plus aptes à jongler avec les ingrédients nécessaires à la réalisation d'une recette. C'est à la fois physique et mental: surmonter ses doutes, repousser ses limites, accepter de se tromper, rater lamentablement pour mieux recommencer et parfois même triompher.

Ces derniers temps, ma femme ne m'a jamais autant aimé. Que je sois un brin déprimé ne l'affecte guère voire pas du tout; par contre de rentrer accueillie par des odeurs qui annoncent des repas de fête la rend toute légère et primesautière. Tout juste si dans son for intérieur, elle ne prierait pas pour que de déprimé, je devienne carrément suicidaire et ne quitte plus la cuisine du matin au soir.

Ceci dit, je cuisine aussi quand je ne déprime pas, ce qui m'arrive parfois –si,si. Mais j'ai alors la cuisine paresseuse. Disons que je me contente de faire à manger. Sans artifice ni effet de manche. De ces plats sans saveur qui répondent plus à la nécessité de manger qu'à affoler les papilles. Et quand je suis au top de ma forme, au sommet de ma joie intérieure –mettons, une fois par décennie– je ne cuisine plus du tout. À la rigueur, je commande. Où je laisse ma compagne se charger des affaires culinaires, désastre auquel je ne prête guère attention, illuminé par ce sentiment de plénitude qui ne me quitte pas.

Non, c'est seulement quand je me sens vaincu que je retrouve le chemin de la cuisine. C'est ma cure de jouvence, mon pèlerinage intime, ma thérapie toute personnelle. De faire mon propre pain me permet de réaliser que je ne suis pas le bon à rien que je pensais être. Elle me rattache à la communauté des hommes. Elle agit sur mon esprit comme un élixir, un baume, un objet de fierté. C'est une vue très masculine de la cuisine, je suppose: l'homme dans son indécrottable stupidité a toujours besoin de se prouver des choses pour se sentir exister, sans quoi il dépérit.

Aujourd'hui, j'ai réalisé un délicieux cake au citron et à l'huile d'olive. Demain ce sera autre chose. J'aviserai. J'improviserai. Évidemment, même si je n'y crois pas trop, il se pourrait fort bien que dans la nuit, mes idées noires, ou plutôt, grises, disparaissent –sait-on jamais pour quelle raison l'ennui nous accable? Je me réveillerai vaillant comme jamais. Ma femme, pour enrayer cette euphorie soudaine, me lira les nouvelles du matin. La guerre, l'inflation, la Coupe du monde de mes deux, les pitreries de Trump, les errances d'Elon Musk. Elle adoptera un ton tragique pour que je renoue avec mes humeurs chagrines, annonciatrices de bon petits plats à foison; je ne m'y laisserai pas attraper.

De la journée, je ne cuisinerai pas. Tout juste acheterai-je de quoi bouffer. Et encore. Mais bon, vu l'état du monde et mon moral délabré, l'un n'allant pas sans l'autre, dès l'aube arrivée, je parierais plutôt que je passerai une nouvelle fois la journée dans la cuisine. Déprimé mais heureux. Les mains dans la farine, je tiendrai tête à mon affliction jusqu'à l'oublier. Ma femme sera contente. Ma belle-mère de savoir sa fille heureuse le sera aussi. Tout le monde sera gagnant.

Aussi, si vous avez une idée de recette, je suis preneur!